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(Note de lecture), Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent, Craductions, par Mathieu Jung

Par Florence Trocmé

Craductions : dégeler les mots

Hodie casus esobhrakonton? (Finnegans Wake, 508.11)


Le latin, cette langue morte employée à des fins ornementales dans le discours qui se veut docte ou sachant, cette langue figée dans la mort, pieusement conservée dans les pages roses du Larousse (dans les « pages rousses du petit Larose », dixit Prévert) faisait l’objet des Pages rosses de Bruno Fern, Typhaine Garnier et Christian Prigent (Les Impressions nouvelles, 2015). Ici, le jubilatoire trio récidive avec ces nouvelles Craductions parues chez Lurlure. Alors oui, c’est très potache.
Les Pages rosses, donc, avaient déjà exploité le filon. Pourquoi reprendre ici la marrante formule ? Parce que c’est très drôle, justement. Les craducteurs s’en expliquent : « Avouons-le sans ambages : d’abord parce que mare nostrum ― très autrement dit ‘‘entre nous, on s’marre’’ ; ensuite parce que les craducteurs espèrent bien que leurs lecteurs s’y retrouveront a fortiori (‘‘à force on rit’’). » Mais cette nouvelle livraison de craductions ne se cantonne pas au simple latin : le grec, l’italien, l’espagnol, l’anglais, l’allemand « et même le breton, pour corser un peu » qui sont traités par l’à-peu-près phonétique qui animait également les Massacres de Garnier (et dont je parlais déjà sur Poezibao, quand on aime bien les auteurs, on leur est fidèle). Ce procédé jubilatoire fonctionnait aussi chez Queneau ou encore pour les toponymes et anthroponymes dans Astérix. C’est aussi bien dans l’esprit de Jean-Pierre Verheggen, qui est d’ailleurs remercié en fin de volume.
Le trio s’attaque à la langue figée des locutions latines et étrangères. On retrouve le latin d’apparat (« sui generis » devenant « fabricant de fumée », cf. la suie qui encrasse le conduit auditif du fumeux craducteur), mais le massacre touche désormais aussi bien à ces rudiments de langue que l’on apprend dans l’avion avant de débarquer en Grèce, en Espagne ou en Italie. Des expressions toutes faites, usuelles sont ainsi réanimées, prises quelquefois à même les slogans publicitaires : le « What else ? » du café en dosettes devenant « Elle s’en tamponne » (« ouate elle se » étant vraisemblablement le chemin craductif ici emprunté).
Le jeu consiste à dégommer, crado modo, à susciter le joyeux rire de l’idiot, dans une mécompréhension habile et labile de l’original. Fern, Garnier et Prigent sont puissamment sourds aux langues qu’ils craduisent. Selon une diagonale un peu folle, ils font prendre au sens une tangente surprenante. On peut penser aux Anagrammes renversantes d’ Étienne Klein et Jacques Perry-Salkow (Flammarion, 2011), où « La madeleine de Proust » devient la « ronde ailée du temps » ou encore « don réel au temps idéal » ; « les paradoxes du chat beurré » se révélant, une fois renversés, un simple « aléa d’experts bourrés ». Mais comment ne pas songer également au Glossaire de Leiris ?
Il importe que les mots craduits soient gelés, un peu comme dans le Quart Livre de Rabelais ; craduire revient à décongeler les locutions toutes faites et à en libérer la saveur. L’usage (ou alors l’oubli) a consacré ces reliques du sens, que Fern, Garnier et Prigent profanent joyeusement. Les locutions sont réparties en différentes rubriques amusantes et instructives, dont une des plus savoureuses est sans doute « Nos amies les bêtes », où l’on trouve un « Fuck the police » craduit en « Le phoque a une belle carnation » qui est, pour le coup, comme un euphémisme doux et rigolo. On pourra découvrir, à la page 82, ce que signifie en réalité cette locution anglaise. Je ne me permettrais pas de reformuler pareille grossièreté ici. Quelquefois, les traductions officielles portent en elles un caractère drolatique. C’est sans doute ici l’aberration de notre époque qui, parlant pour ne rien dire, s’exprime dans sa propre novlangue : « Chatbot » voulant dire « robot conversationnel ».
Mathieu Jung
Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent, Craductions, Pages rosses, II Lurlure, 2022, 96 p., 12€


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