« [...] j'eus la hardiesse de parler dans ma dissertation de Henri de Régnier, qui n'était pas encore de l'Académie, de Francis Vielé-Griffin à qui j'attribuais un jugement sur Racine et Corneille, d'Emmanuel Signoret, qui se faisait à peine connaître et auquel je prêtais une très grande et péremptoire autorité. Je citais une strophe parfaitement incompréhensible qu'elle était isolée d'un poème fort abscons et que j'en faisais l'application aux mêmes Racine et Corneille. On ne pouvait être plus fantaisiste et mon professeur proclama en effet, que c'était là uniquement de la fantaisie.
Mais ç'en était fait. A dater de ce moment, Guillaume Apollinaire savait que dans sa classe il avait un camarade qui s'intéressait aux choses modernes.
A la fin du cours, il vint à moi :
- Tu connais Mallarmé ?
- Oh ! Peu.
- Henri de Régnier ?
- Je suis enthousiasmé par l'Homme et la Sirène !
- Vielé-Griffin ?
- Oui, je voudrais écrire un poème comme la Chevauchée d'Yeldis !
- Eh bien, me dit-il, moi aussi. Je les ai tous lus. Et puis il faut lire de Remy de Gourmont les Chevaux de Diomède.
Toussaint Luca : Guillaume Apollinaire, souvenirs d'un ami. Monaco, Editions du Rocher, 1954. Introduction et notes de Marcel Adéma. Avec 32 lettres d'Apollinaire. L'édition originale, sans les lettres et les notes a paru aux Editions de La Phalange en 1920.
Guillaume Kostrowitzky, devenu Apollinaire, n'oubliera pas son condisciple Toussaint Luca lorsque quelques années plus tard il fondera Le Festin d'Esope, Toussaint Lucas lui, admirait toujours autant Emmanuel Signoret, comme le prouve la dédicace du poème qu'il donne dans le n° 2 de cette revue en avril 1904, sous la signature d'Ange Toussaint.
APOSTROPHE A LA GLOIRE
A la mémoire d'Emmanuel Signoret
Les soirs inapaisés des tourmentes amères,Le livre des Editions du Rocher est publié par Marcel Adéma grâce à l'exemplaire, découvert par Pascal Pia, de l'édition originale annoté par Toussaint Luca auquel étaient jointes les lettres de Guillaume.
J'ai traîné mes regards sur tes derniers rayons ;
Ta tâche est achevée, o maître des chimères,
Tu peux, tu peux t'enfuir aux profonds horizons.
O mon père, laissé sur la route maudite
J'ai jeté mon bâton et regardé le soir ;
La source murmurait si douce dans sa fuite,
Qu'un instant j'oubliai de mourir et de voir !
Va ! La nuit qui s'en vient nous berce et nous console ;
Les étoiles, tes soeurs, seront plus près de nous :
Le poète pourra s'en faire une auréole ;
Les fous sont beaux, laissons leur idéal aux fous !
J'ai suivi le chemin vers le calme et le rêve,
J'avais planté ma tente au désert de la foi ;
Le vide m'a fait peur, la forêt et la grève
Quand j'eus fermé les yeux murmurèrent en moi.
J'ai suivi le chemin vers toi ; j'ai bu la lie
Au calice rempli d'amertume et de fiel ;
Pour t'atteindre, ô soleil, maître de l'énergie
J'ai fait l'effort en vain de regarder le ciel !
J'ai bercé de mes chants sous tes lourdes caresses
La femme dont l'amour a flétri ma beauté,
Et j'ai senti s'enfuir dans le vent des détresses
L'espoir qui me guidait vers l'éternel été.
Mon coeur va s'apaiser dans la brise qui passe,
Le calme soir descend aux collines des dieux,
O mon père, voici ta splendeur qui s'efface !
Arrête ! Prends pitiè du vide de nos cieux !
Car voici : j'ai senti frissonner ma chimère,
Et la nuit qui s'en vient ne nous console pas !
J'ai besoin pour mourir de ta sainte lumière,
Donne moi cette force, o père du Trépas !
J'ai marché ! J'ai brisé ma lyre sur ma route
Et j'ai d'un chant plus noble au moment de la mort
Renié l'espérance et cultivé le doute.
J'ai dit : mieux vaut mourir, vanité de l'effort !
Tu n'apporteras plus la vie au sol aride
Comme un maudit hanté des éternels remords.
Tu recommenceras ta course dans le vide.
Mais tu ne seras plus que le soleil des morts !
Ange Toussaint.
Sur Marcel Adéma, une carte de visite jointe à un exemplaire trouvé récemment, nous apprend qu 'il ne fut pas seulement l'un des spécialistes d'Apollinaire, mais aussi « Conseiller du commerce extérieur de la France, Directeur général de la Société Nationale Interprofessionnelle de la pomme de terre »...