J’ai dans le sang
Et au travers de la gorge
Un phrasé Be-bop
Qui d’une cave enfumée
Est venu se faufiler jusqu’à moi
Oui !
Ce n’est qu’après sa mort qu’Yves Teicher (1962-2022) apparaît plus largement comme poète. On le connaissait comme un musicien de jazz épris de la poésie de Rimbaud aussi bien que de la musique de Charlie Parker, auquel il consacra une mémorable séance d’enregistrement (cf. Yves Teicher plays Charlie Parker, CD Intégral Classic, 2005). Il interpréta sur scène Une saison en enfer d’une manière fort expressive et soulignant de son libre violon l’extra et folle lucidité de l’enfant de Charleville. Il fut aussi l’ami du poète André Laude, auquel il rendit hommage à plusieurs reprises.
Nourri des accents rimbaldiens, mais aussi de Charles Cros et de Germain Nouveau, ou encore de Max Jacob et de Charles Trenet, il s’était mis à travailler l’écriture comme il avait travaillé son instrument, avec un acharnement de découvreur. Des origines catholiques et italiennes par sa mère, amie de nombreux artistes, dont certains jazzmen de grand talent ; juives et roumaines par son père, révolutionnaire d’ascendance trotskyste et pataphysicien de choc. Son enfance liégeoise à la fois misérable et pittoresque lui laisse de vibrantes nostalgies, si bien qu’il donne à ses vers la couleur du merveilleux, accolant des ailes à la souffrance, comme pour voler dans les airs avec elle. En tout cas, cette capacité d’émerveillement sera une grande force pour Yves Teicher, par ailleurs aux prises avec le monde froid d’un carriérisme qui lui restera étranger. Mais la révolte et la rage furent également au rendez-vous, d’où cette veine libertaire indéfectible et revendiquée ; sa poésie marie le jazz et la rêverie, la révolte et la sensualité, elle jaillit comme une voix déchirante qui surgirait du pentueux quartier de Pierreuse où il a grandi et aimait retourner
Qu'ont-ils donc tous ces robots,
Ces gens qui marchent dans la rue,
Les yeux délavés,
Boutonnés par la peur ?
Je les croise par milliers
Ces anciens enfants
Qu'ont-ils donc à donner d'eux-mêmes
Un spectacle aussi navrant ?
Plus de nez ni d'oreilles,
Plus de corps, de sexe vrai !
Plus de soleil levant, de soleil couchant,
Plus d'étoiles, d'aurores…
Dans leurs veines coule un sang vicié !
[p. 35]
Une poésie qui pétille comme une remémoration, c’est que l’auteur dispose d’un imaginaire saturé d’impressions fortes et d’étonnements jamais dilués, il fait surgir les mots et les aligne simplement, dévoilant un panorama où scintillent les douleurs et les joies arrêtées sur la page. Redeviennent présentes des séquences très probablement vécues, à la lettre ; avancer dans un tel recueil c’est ouvrir un à un les tiroirs d’une chambre ouverte sur le monde, le monde profus et paralysant des grandes personnes, qu’il faudra vaincre ou séduire, pour conserver intactes les prérogatives de la sensibilité.
Des tableaux de vie d’une grande fraîcheur, innocence parfois marquée de noir, mais un regard qui illumine et confère aux choses les plus quotidiennes, les plus naturelles, une aura qui rehausse le prix de l’existence. Un recueil unique, il n’y en aura pas d’autres, c’est un tombeau fabriqué par celui qui repose sous la dalle. Préfacé par son ami et complice Georges Boukof, le volume se clôt sur une adresse de Nathanaël, un des enfants d’Yves Teicher, qui rend ici un bel hommage à son père. À propos de son écriture, il rappelle à juste titre que « c’est une poésie écrite pour être récitée, chantée, criée… »
Jean-Claude Leroy
Ma langue de feu tenue secrète.
Au fond des arômes
Des abîmes.
Des feuilles de lierre, auréolées de sang séché.
En dessous du presbytère
S’agrippent à la brique
À la morgue
Dans la saveur des premiers rayons blancs
Sur son flanc danse la java
[p. 67]
Yves Teicher, J’ai dans le sang, éditions L’Harmattan, 148 p. 2022, 16 €.