Le jeudi 20 octobre 1994, je fus invité par mes partenaires de la Direction du Transport de la S N C F à participer à la marche d'endurance d'Eurostar : départ de Paris-Nord à 8 h 07, arrivée à Londre-Waterloo à 11 h 13, par le train 9611. Retour de 15 h 33 à 19 h 06, par le train 9636...Aucun incident, aucun retard.
Mon carnet de notes contient en particulier les impressions suivantes:
-Salle embarquement style aéroport
-Départ heure top 8 h 06, dans la tolérance
-Erreur d'impression du numéro de voiture sur les billets
-Café aussi mauvais que celui d'Air-Inter
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-Sièges de 2° classe un peu exigus
-repose-pieds bien positionné et tablette bien dimensionnée
-Arrivée Lille-Europe 9 h 08 ; rab de café
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-Entrée tunnel 9 h 40
-Sortie tunnel 9 h 59
-Traversée de la campagne anglaise à une allure de train de banlieue
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La fin du voyage fût occupée à identifier dans l'honorable cohorte de voyageurs le maximum de journalistes, parlementaires et autres VIP.
Une précision foggienne ! Et pourtant précaution était prise, qui se traduisait par un codicille : les aléas auxquels sont soumises les marches d'endurance peuvent retarder de quelques minutes ou de quelques dizaines de minutes les horaires indiqués.
Je viens de retrouver mon invitation et mes billets. Peut-être pourrais-je les revendre sur e-bay ?
Or le vendredi 21 octobre, France-Soir titrait à la une : Le train rapide franglais a raté son coup de pub, Eurostar fait tilt. Et ouvrait une double page illustrée sous le bandeau : eurostar : le big show a tourné au vrai bide.
Que s'était-il passé ? Eh bien la circulation inverse, planifiée au départ de Londres à 9 h 23 (heure locale) ne put quitter Waterloo Station qu'avec une heure de retard du fait d'une alerte technique électrique. Remarquer au passage que la direction d'exploitation du train à grande vitesse a assumé ses responsabilités ; l'incident détecté, vu sa nature, n'aurait manifesté ses effets que côté français, immobilisant la rame à Fréthun, et le retard aurait été évité au départ.
Croyez-vous que France-Soir, réputé pour son approche faisdiveriste des événements, fût le seul quotidien à associer le nom de la gare, Waterloo, à cette péripétie d'horaire ? Que nenni. Le très sérieux Figaro, dans son cahier saumon, nous offrit une notule de même veine, intitulée Waterloo, le fiasco anglais...Et, comble d'insistance, le Monde daté du 22 octobre publia, sous le titre de circonstance Waterloo, morne gare, un billet de Pierre Georges.
Je ne sais pas pourquoi j'ai gardé un dossier sur cette affaire. Ma contribution au chantier Eurostar n'avait porté que sur la rédaction des procédures de sécurité – la société d'exploitation est multinationale et les équipages sont multiculturels –. Peut-être n'ai-je vu dans cette affaire qu'une occasion de sortir de l'ombre contractuelle et déontologique qui couvre de son aile sombre les consultants, et de réaliser que si nous peaufinons ces textes qui organisent en pratiques pertinentes les principes de précaution, c'est aussi pour qu'il soient lus, compris et appliqués. Le fait qu'un conducteur de rame ait ajourné le départ au motif d'une alerte de sécurité aurait dû non pas exciter l'ironie des journalistes, mais les inciter à développer le sujet : il n'est guère possible de garantir à la fois la sécurité des circulations et le respect des horaires s'il passe par le mépris des alertes...
Crédits : merci à Galileo, pour cette horloge de gare (du Nord...).
Merci à la SNCF, pour Eurostar, et en particulier aux ingénieurs qui dès 1964 de manière un peu clandestine, puis à partir de 1966 au sein du très discret Service la Recherche, mon partenaire du moment chez Wabco-Westinghouse, développèrent, envers et contre presque tous, le concept global et zébulonesque de train à haute vitesse commerciale, associant à des innovations technologiques appliquées au matériel roulant une révolution dans la conception des tracés de ligne.