Initiales 2M aurait pu être le titre de l’exposition. La Fondation Louis Vuitton a choisi, derrière le raccourci de Monet-Mitchell, de présenter en fait deux accrochages. Le premier est une rétrospective de l'oeuvre de Joan Mitchell qui, fort judicieusement, propose de faire mieux connaissance avec l’univers et le parcours de cette artiste disparue il y a trente ans.
Elle refusait la moindre comparaison avec Monet. Était-ce par modestie ? Toujours est-il que ça fonctionne furieusement comme on le constate dans le second accrochage Dialogue Claude Monet-Joan Mitchell.
De Monet, on croit tout connaître. Mais on a pu oublier que la cataracte l’avait privé de la reconnaissance des couleurs bleus et vertes qu’il a tant utilisées. Voilà pourquoi, après 1917, la gamme chromatique de ses peintures se situe dans les jaunes et les rouges. Et curieusement Joan a peint une série qui semble leur répondre.
Après une période parisienne, elle s'installa à Vétheuil, aux portes de la Normandie, et curieusement tout près de Giverny où Monet habita. L’amour de la nature les unit. Pas étonnant de voir la représentation d’arbres chez l’un et l’autre qui, tous deux étaient fascinés par l'eau, lui par celle du bassin aux plantes aquatiques, elle par la Seine, en écho au lac Michigan de son enfance. Et tandis que Claude s’approche de l’abstraction, Joan semble avoir osé la figuration.
Le doute est semé progressivement. Dans les étages supérieurs, le regard est conquis par l’harmonie entre les toiles, si bien qu’un œil distrait pourrait se tromper en attribuant un tableau à l’un ou à l’autre. C’est autant Mitchell qui évoque Monet que, et c’est plus original, Monet qui semble annoncer Mitchell.
Les commissaires ont eu la bonne intuition de désencadrer les Nymphéas et de concevoir une scénographie volontairement aérée. Pour la première fois, on pourra admirer dans son intégralité le triptyque de l'Agapanthe (1915-1926) qui jusque là avait toujours été divisé en trois et qui joua un rôle décisif dans la reconnaissance de l’artiste aux USA.
Je vous invite à cliquer sur "suivre" pour voir défiler les photos et les commentaires. Soyez attentif au format qui témoigne bien des tailles monumentales. Il se trouve que l'enregistrement de plusieurs heures de travail ayant été effacé je n'ai repris mes textes qu'a minima. Mais l'essentiel y est.
Qu'elle me pardonne mes commentaires et explications, elle qui disait : La peinture se regarde. on n'en parle pas. J'espère surtout vous donner envie d'aller contempler ses oeuvres ! Je vous conseille de préparer votre visite en évitant les heures d'affluence que cette exposition remarquable ne manquera pas de provoquer.
On remarquera plus loin sous vitrines ses carnets de dessin, qui contienne des croquis très proches du résultat final. Et on écoutera avec intérêt une vidéo dans laquelle elle fait son autocritique : Ressentir une toile, c'est toute un histoire et c'est ce que j'essaie de faire (1976).
Elle répétera qu'elle peint des paysages à partir du souvenir des émotions qu'ils lui ont procuré. Un tableau, c'est une oeuvre visuelle qui marche ou qui ne marche pas. C'est une question d'espace. Elle ajoutait : La composition, non, la couleur, oui.
Titré en référence à l’État nord-américain connu pour ses plaines et ses lacs, mais peint à Vétheuil en bordure de Seine, Minnesota est l’un de ses paysages sentimentaux. Sa structure en polyptyque est utilisée simultanément pour déployer une vaste composition, tout en jouant sur les interruptions de celle-ci.Elle a toujours dit qu'elle avait du mal à travailler dans l'horizontalité et elle contourna la difficulté en réalisant plusieurs toiles verticales qu'elle assemblera en les plaçant côte à côte. Elle avait une mauvaise vue et employait des jumelles à travers lesquelles elle regardait à l'envers, de manière à avoir une vue globale sur l'oeuvre.
"Mes peintures sont titrées après avoir été terminées. Je peins à partir de souvenirs de paysages que je transporte avec moi–je me rappelle les sentiments qu’ils ont provoqué, qui bien sûr ont été transformés. Je ne pourrais certainement jamais refléter la nature. Je préfère davantage peindre ce qu’elle me laisse" expliquait Joan Mitchell.On remarquera aussi que des poèmes lui inspirent souvent des titres, sans doute en raison de l'influence qu'exerce sa mère. Néanmoins certaines oeuvres, comme la suivante, demeurent sans titre :
Comparativement aux autres, cet ensemble n'est pas très grand. Il est le premier polyptyque de l’artiste, un format impliquant plusieurs toiles juxtaposées qui va devenir une forme de signature au début des années 1960. Le titre appelle des références mêlées aux ponts construits par son grand-père à Chicago, à son premier appartement new-yorkais sous le pont de Brooklyn et aux ponts parisiens. Peinte en France et exposée à la Stable Gallery de New-York, l’œuvre incarne les mouvements transatlantiques de Mitchell et signifie l’importance de la mémoire et du mouvement dans son œuvre.
Significatif des peintures réalisées par Joan Mitchell lors des premiers mois suivant son installation rue Frémicourt, son premier atelier pérenne à Paris, Mud time est une véritable explosion de marques, de touches, de traits, qui démontre l’étendue et la vélocité dominante et caractéristiques du travail au pinceau de Mitchell à cette époque. Le titre provient du poème de Robert Frost "Two Tramps in Mud Time" qui évoque la transition grise et humide entre l’hiver et le début du printemps. Des rouges et des violets brillants sont posés sur des teintes plus sombres d’olive terne, de gris et de noir profond.
Le décès accidentel du poète Frank O'Hara en 1966 est une perte immense pour Mitchell. Sans doute se remémore-t-elle les premiers verts de son Ode to Joy (1957) quand elle titre son oeuvre : « Nous devrions tout avoir et il n’y aura plus de morts. » Moderniste par son usage du collage, empreinte de instantanés, de conversations, de bruits de la ville, la poésie de Frank O'Hara n’est pas moins n’en est pas moins lyrique dans ses soulèvements et ses célébrations. Les trois strophes du texte trouvent-elles une équivalence dans la construction de cet imposant triptyque ? Leurs articulations –séparées mais proches dans leur gamme comme dans leurs formes et rythmes– sont en tout cas un procédé de composition que renouvellera fréquemment l’artiste, l’amenant à rapprocher son usage si particulier des polyptyques de l’écriture d’un poème ou de la structure d’une composition musicale.
Dialogue Monet-Mitchell
Ces deux grandes études exécutées par Monet, probablement en plein air, permettent de reconstruire le processus de création du triptyque de l’Agapanthe (1915–1926) présenté dans l’exposition. Elles s’inspirent de la flore du jardin de Giverny, les nymphéas du bassin et les Agapanthes poussant à la lisière de l’eau. Le cadrage en gros plan dans un format carré (tableau de droite) est alors inédit chez Monet et préfigure la vision panoramique, sans repère spatial des Grandes Décorations.
Œuvre clé, le quadriptyque est dédié à la compositrice Betsy Jonas née en 1926 dont il évoque le deuxième quatuor. Joan Mitchell admire le talent et le lyrisme de son répertoire, à une époque où toutes deux sont reconnues publiquement. La genèse de cette composition vient d’un dessin d’arbres, en partie transposé par les touches verticales vertes du panneau central. La lumière des bords de Seine apparaît à travers le « violet de Monet » que Mitchell percevait le matin et qui anime la composition. Les quatre panneaux offrent une vue panoramique de sa fenêtre à Vétheuil et traduisent un sentiment d’espace immersif. Œuvre majeur de son exposition parisienne à la galerie Jean Fournier en 1976, cette composition est modifiée pendant un an, l’artiste s’attachant particulièrement à l’ordre des toiles.
Monet cultive ses « nymphéas » depuis 1893 dans sa propriété de Giverny. À partir des années 1910 et jusqu’à sa mort en 1926, le jardin et son bassin deviennent son unique source d’inspiration : « J’ai repris encore des choses impossibles à faire : de l’eau avec des herbes qui ondulent dans le fond . (…) Mon plus beau chef-d’œuvre, c’est mon jardin ». Evacuant l’horizon et le ciel, il concentre son point de vue sur une petite zone de l’étang, perçue en plan rapproché comme un fragment. La fusion des éléments aquatiques et végétaux entraîne une dissolution du motif. La touche du peintre témoigne de la liberté de son geste dans sa période tardive.
On remarque que, à partir de 1917, les effets de la cataracte s'aggravent et privent Monet de la couleur bleue. Il reçoit alors le conseil de regarder plus près. L'artiste cherche à expérimenter d'autres combinaisons, des rouges et des jaunes puisque la réalité ne lui était plus accessible. Après son opération en 1923, ses tableaux s’éclaircissent considérablement. Mais ce n’est que deux ans plus tard, en 1925, qu’il retrouve définitivement son équilibre visuel.
Cette oeuvre est proche de La ligne de la rupture. La matière est parfois épaisse de plus d'un centimètre.
Là encore on note combien les deux artistes avaient en commun l’attrait pour l’eau, et donc le bleu. Je peins à partir de paysages mémorisés que j’emporte avec moi disait Joan dont la photographie me semble entrer en écho avec la toile.
Le dialogue devient clair entre les deux artistes dont on peut s’amuser à comparer les signatures (même si l’un comme l’autre ne signaient pas toutes leurs toiles) : ci-dessous Monet à gauche, Mitchell à droite.
Le quadriptyque évoque la présence toujours vive de l’amie psychanalyste de Mitchell récemment décédée. L’œuvre se lit dans un mouvement crescendo de gauche à droite et fait écho par sa palette à Van Gogh. Joan a évoqué la tristesse que peuvent susciter certaines couleurs vives : pour moi jaune, ce n’est pas forcément joyeux. A noter que l’œuvre introduit le cycle de La Grande Vallée que nous découvrirons plus loin.
Mais, pour le moment, il résonne avec cet ensemble exceptionnel du triptyque de L’Agapanthe (env. 1915-1926) de Claude Monet, Grande Décoration de près de treize mètres, exposé à Paris dans son intégralité pour la première fois depuis 1956. Monet aura travaillé pendant près de 10 ans sur ce tryptique qu’il considère comme « l’une de ses quatre meilleures séries » et qui aura joué un rôle décisif dans la reconnaissance du peintre aux États-Unis.
Le passage visionnaire au grand format de Monet trouve ainsi un écho dans l’oeuvre monumentale de Joan Mitchell. Le travail de celle-ci offre, à son tour, une lecture contemporaine des Nymphéas de Monet (1914-1926) dans les espaces conçus par Frank Gehry.
On termine par l'exposition d’une dizaine de tableaux de La Grande Vallée. C’est une partie exceptionnelle même si elle ne présente pas la totalité de la série des 21 toiles. Ce cycle (1983-84) est exceptionnellement rassemblé, quelques décennies après son exposition parcellaire en 1984 à la galerie Jean Fournier, son fidèle marchand parisien depuis 1967.C’est l’un des ensembles les plus importants de la carrière de l’artiste. Il se caractérise par une exaltation de la couleur qui se déploie sur toute la toile, créant un sentiment de vibration et d’allégresse picturale. La Grande Vallée XIV (For a Little While) [pour un petit moment], seul triptyque, d’un rythme différent, provoque un sentiment d’infini où le regard se perd (à gauche ci-dessous).
Chaque peinture a été réalisée en pensant à un lieu, décrit par une de ses amies musicienne, Gisèle Barreau, qui s’en servait de refuge durant son enfance. N’ayant jamais vu ce lieu, c’est donc plutôt d’un imaginaire des éléments, au sens bachelardien, que s’est inspirée Mitchell. Un seul grand mouvement entraîne la toile comme une danse, laissant exploser les percées de jaune et toute la gamme des bleus qu’affectionne l’artiste. Malgré les grandes dimensions et les multiples coups de pinceau qui couvrent la toile de bout en bout – comme dans l’Action Painting – , il n’y a pas ici de violence mais, au contraire, un aspect aérien, ouvert sur l’infini. La structure en chaîne du pourtour contient cependant les grandes masses picturales en déplacement, les empêchant de fuir à l’extérieur. Cette synthèse entre la retenue de la peinture européenne et l’énergie puissante de la peinture américaine constitue l’originalité de l’œuvre de Joan Mitchell.
Tout comme précédemment avec la poésie, Joan utilise le récit de quelqu'un d'autre pour peindre des émotions. On sait, et on le comprend nettement dans cette série, la peinture était pour elle l'exact envers de la mort et procurait un élan vital.
On remarquera néanmoins des touches de noir en bas d'un tableau. Certains sont rehaussés de rouges ou de roses; Certains portent un titre, d'autres des chiffres. La Grande Vallée XVI, Pour Iva, est un hommage à sa chienne.
Face au paysage et à la nature, son jardin pour Monet, les bords de Seine pour Mitchell, tous deux auront développé une démarche picturale qu’ils définissent en termes analogues, faisant référence, à la sensation pour Monet et aux feelings pour Mitchell. Les deux artistes partagent une sensibilité aiguë à la lumière et aux couleurs dont le jeu constitue le fondement de leur art. Mitchell, cherche leur association dans sa mémoire, sans cesse sollicitée ; l’évolution tardive de Monet se caractérise par l’abandon du contour des formes au profit de la couleur à travers la captation d’une lumière fugitive, Monet et Mitchell exprimant un rapport fusionnel et lyrique au paysage.
Depuis la fin des années 1990, Katharina Gross (née en 1961 en Allemagne) réalise des œuvre in situ à grande échelle en pulvérisant de la couleur pure. Ses interventions souvent spectaculaires et brillamment colorées explorent les potentialités de l’espace, bien au-delà des limites d’un châssis ou d’une toile, en embrassant les sols, les murs, les plafonds et tous les éléments présents à fin de créer des paysages picturaux à plusieurs dimensions.
Ici, l’artiste a réalisé une intervention spécifique conçue dans un dialogue étroit avec le bâtiment et son architecte Franck Gehry. Composé de huit « pétales » en aluminium de 5 mm d’épaisseur reliés à une traverse, Canyon répond aux façades de verre du bâtiment, à ce navire amarré à une cascade. Avec ses courbes et contre-courbes, telle une voile découpée, l’œuvre défie la gravité dans un dialogue tout en tension avec l’architecture.
MONET - MITCHELL, Dialogue et RétrospectiveDu 5 octobre 2022 au 27 février 20238, Avenue du Mahatma Gandhi Bois de Boulogne, 75116 Paris