1. LE VESTIBULE
C'est Ch'Vavar qui d'abord trouva que ça puait.
– Ça pue, lança-t-il, outré, vers les gars devant.
Vinclair, Don Cello de se retourner : – On sait.
Nous progressi.ons dans un grand couloir de vent,
Un genre de corridor encombré de nuées.
Ça puait, mais il fallait bien continuer.
Ce qu'on fabriquait là nul ne pouvait le dire,
Mais tant qu'à faire autant essayer de décrire
Cet endroit que d'autres n'auraient que décrié.
Un grand couloir de vent, donc, aux parois striées
Par des griffures, à la moquette avariée
Qui vous effraierait, à moins que vous ne riiez.
Une galerie que, falots, des candélabres
Éclairent d'une lumière qui se délabre.
Un passage au grand jour entre deux crépuscules.
Car ce qu'il y avait, avec ce vestibule,
D'étrange et de troublant, c'est qu'il nous paraissait
Aussi étroit que vaste, aussi chiche que faste.
Comme si tout repère autour disparaissait
Et que nous fussions perdus sur la terre gaste.
Pour sûr, tels que nous randonnions, en rang d'oignons,
Dans ce défilé se défilant, nous formions
Une chevalerie dérisoire et risible,
Serrés autant que dans une boîte à fusibles.
On n'y voyait pas à trois mètres, dans ce four
Où Pierre et Guillaume redoublaient de bravoure.
On nous avait refourgué un piètre flambeau,
Une torche qui plus qu'autre chose fumait
Et au lieu d'éclairer s'en allait en lambeaux.
Pourtant c'était à nous d'inventer désormais.
Portes ou lions, on entendait des bâillements
Qui quoiqu'indécidables lâchaient des relents.
– Ça renaude ici l'allégorie frelatée,
Marmonna notre Ivar en ayant adopté
Une mine offusquée de blanche Galatée.
Il ajoute en douce, à demi en aparté
(Un peu comme s'il s'eût parlé au téléphone) :
– Mais ça sent le fauve. Le fauve, hein, pas le faune.
Et donc on pataugeait dans le bleu corridor.
Charles-Mézence demanda sur un ton rieur :
– Mais là on est dedans ou bien à l'extérieur ?
Tout le monde se tut – silence embarrassé
Voire silence un peu réprobateur (assez).
Des moucherons dans un rayon (forcément d'or)
Lui sonnaient à leur tour les cloches aux oreilles.
Mais au vrai pour chacun de nous c'était pareil
Car tout nous indiquait que nous nous égarions.
Avouons que nous ne savions où nous allions.
Peut-on pourtant s'égarer dans un vestibule ?
Peut-on se perdre dans un tube ? L'araignée
Dévide sa bobine sans jamais dévier
De son chemin qu'elle découvre en funambule,
L’ignorance comme un jus su.intait des murs
De cette antichambre d'un château à mesure.
On irait – c'était dit – de surprise en surprise
Pour peu qu'on s'acceptât dans un état de crise.
Le vent n'est rien d'autre que la force du vide,
Il pousse à l'inconnu si on sait l'accueillir.
– Arrête ton char, narrateur, tu fais un bide,
Balance Ivar, salaud, lui ou l'un de ses sbires.
Bien, profitons de cette coupe inopportune
Au début de ce récit pour faire une pause,
Le temps d'établir un campement de fortune
Afin que la petite troupe se repose.
Ce n'est sûrement pas cette sorte de couac
Qui pourrait empêcher jamais que l'on bivouaque,
Fût-ce dans un couloir exigu et venteux.
Aussi on s'émancipa de la queue-leu-leu
Et chacun de vaquer à ses occupations.
C’est l’occasion de faire les présentations
De quelques-uns parmi les meilleurs de la bande.
Tout cela sans protocole ni préséance.
Pas de chef ici, c'est la rime qui commande.
Alors Ch'Vavar baissa le premi.er sa lance,
Avec prestance descendit de sa monture.
Sans moulin à défier il défit son barda,
Prépara un frichti et de la chapelure.
Hélas avec le vent elle se répanda.
Vinclair et Don Cella en cousant de l'étoffe
Héroïque ont monté une pauvre guitoune
Pour se mettre à l’abri en cas de catastrophe
Ils croient vivre une épopée mais c’est un cartoon.
Parmi les aînés, vénérables vétérans
De l’Aventure ils sont sortis du rang :
Messire Abeille, l'infatigable arpenteur
Des Contrées et JP Chambon, le chroniqueur
De la reine Zélia en exode infini.
Pour l'heure ils sont à se partager un blini.
Král, Roussel, clercs en métaphysique ordinaire,
Cassent la croûte avec un plat de scorsonères.
Ils brisent le réel à grands coups de cuiller,
Or celui-ci a le répondant du gruyère.
LF Delisse, tout frais débarqué d'Afrique,
Dévore un petit salé avec de la mique.
Beeckman et Peuchmaurd, eux, ne font rien de spécial,
Ils regardent tout d'un air consterné, glacial.
Paraggio dîne royalement sur l'umbo
De son bouclier d'un grand verre de pinot.
Julien Starck a des visions à la William Blake
Tandis que dans son coin, radical, Wolowiec
Déclare la chute de la candeur du gag.
Pierre Lafargue s'adonne au jeu de la bague.
Boussuge et Tanquerel, eux, de leur côté, jouent
A chercher paréidolies et gamahés
Alors que Jean-Raphaël Prieto, allez
Herborise un très fin sourire sur sa joue.
Laurent Albarracin, Le château qui flottait, préface d’Emmanuel Boussuge, Lurlure, 2022, 72 p., 10€, pp. 21-24 ?
N.B. Les "versets" sont précédés, toutes les cinq lignes, d'une numérotation. Impossible à reproduire ici, elle est dans la marge de gauche. On peut avoir une idée de la mise en page ici.
Extrait de la préface
« Le Château qui flottait est à la fois une prouesse et une énigme, un tour de force et une savonnette, une curiosité littéraire décalée – voire anachronique – et une intervention déconcertante dans le champ de la poésie contemporaine. C’est un texte assumant de fortes contraintes formelles et un poème à la fantaisie débridée, à la fois l’envers de la veine habituelle de Laurent Albarracin et l’une de ses expressions emblématiques. » E.B