On pourrait d'abord les lire comme un récit des étapes et des haltes d'une fuite sans cesse reprise. Sans qu'un nom propre ne soit donné, c'est l'histoire de Jacob-Israël au livre de la Genèse (Gn 27-36) qui inspire le poète. On retrouve en effet bien des éléments de la légende du patriarche, s'éloignant dans l'urgence de la mère et du " frère usurpé " (p. 19), rencontrant la " meneuse de brebis " (p. 20) près d'un puits dont il roule la pierre (p. 21). Rien ne nous est dit des années passées en exil : à nouveau, il fuit le " maître injuste " (p. 28), " accaparé de richesse " (p. 29) non sans emporter la moitié de ses troupeaux, ses filles et ses idoles de bronze (p. 29, 30, 39), et l'on redoute à mesure qu'on s'approche la rancune du frère (p. 48). Entretemps, des " songes " et des " échelles " qui n'auront pas été gravies (p. 40), un combat incompréhensible (p. 33, 34, 39, 37) qui laisse la " vie " sauve et " boiteuse " (p. 51).
On résiste pourtant à ne lire dans ce recueil qu'un récit, encore plus une reprise de la trame biblique à la manière d'un Jean Grosjean. Si la geste de Jacob sert de cadre et de réservoir d'images et d'épisodes, le poème évoque plus sûrement un " nous, enfants de l'énigme " (p. 22), un " on " fréquemment évoqué (pp. 21, 22, 32, 35 ...). Ils regardent passer ceux qui fuient avec joie d'abord, quand on croit les entendre dans la nuit : " ce fut en nous une boule de foudre [...]. Un homme cherchait vraiment l'eau dans le bruit de fonds du monde " (p. 21). Bientôt, l'interrogation et le doute se font jour : " nul n'arrivait plus à savoir le nom de qui blessa l'autre à la hanche " (p. 22). Et le ton se fait mélancolique : les fuyards sont certes " comme nous " (p. 35), mais on ne peut les suivre, car la " herse est tombée, nous séparant pour toujours " (p. 52). De fait, les " mots sont fermés comme des parois " (p. 32), on ne comprend pas " ces histoires de blés, de brebis, de mensonges ce que l'absence cherchait à dire " (p. 34), les rites sont devenus " trop anciens pour être partagés " (p. 46), et l'on reste dubitatifs devant les " prophètes " qui prétendent savoir, expliquer (p. 53).
Ne restent que des " vieilles paroles " et de " vieilles images ", que le poème retrouve ou " remue [...] comme des feuilles mortes " (p. 22), ce faisant qu'il invente, proposant par elles une morale pauvre : laisser les questions dont le nombre s'accroît (p. 46, 47, 58, 54, 55, 57) sans réponse certaine ; confier au vent le soin de " disperser " la douleur : " il oubliera sans avouer " , avec ses bourrasques qui " elles aussi sont marranes " - peu ou mal croyantes donc (p. 50). Ce que le vieux récit ne saurait plus faire - fédérer les " incertains " et " absents " (p. 37), à mener vers " l'au-delà des octrois " (p 40), " cet ailleurs soupçonné de n'exister pas et qui jamais ne s'acquiert " (p. 52) - peut-être le poème le fera, en nous laissant à méditer son énigme : " ô vieux compagnons taciturnes, chacun cherche donc en soi sa frontière ? " (p. 58)
Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond
Jacques Vandenschrick, Tant suivre les fuyards, Cheyne, 2022, 58 p., 17€
(1) J. Vandenschrick, " N'importe quel petit rien qui nous était le tout ", dans : États provisoires du poème, II, La Comédie de Reims-Cheyne, 2000, p. 65.
(2) Une anthologie de quatre de ses premiers recueils est parue, accompagnée d'une postface de G. Purnelle qui en présente les enjeux et les évolutions formelles : Avec l'écarté et autres poèmes, Espace Nord, 2021, 216 p. (9 €)
Extrait, p. 38
20.
Comme nous, pèlerins de ce qui ne veut rien dire, qui rêvons de ce qui n'existe pas, qui jetons du sel sur les pages, le maître injuste savait-il ce que les larmes acceptent d'avouer ? Les chagrins savent peu ce qu'ils pensent. Ils ressemblent à la neige de février qui parle toujours d'autre chose dans sa douceur d'apocryphe ...