Philippe Longchamp publie Nommer néanmoins aux éditions Milagro.
Elle s'était fait tirer toute crue
par surprise le portrait. Ça n'avait
pas trop saigné, mais lui restait un trou
sans fond et des souvenirs fracturés.
Elle a sitôt déserté sa photo
de mariage, pris des chemins puis d'autres,
vu du pays, croisé des autochtones
de toutes couleurs, bu des coups, baisé
des joues pas rasées, aimé des vivants,
aimé les longs morts couchés sous des pierres
- un patronyme, un prénom et deux dates
gravés -, tous leurs désirs froissés en boule
dans leurs mains d'os. Elle, la toute crue,
a écouté ces silences. Beaucoup.
Elle, avec son trou sans fond pour mémoire,
bientôt rester là lui a semblé bon,
immobile à écouter les silences,
à les écouter immobile là,
longtemps, calme et debout parmi les pierres.
Corbeaux et mouettes et merles et geais
et des poignées de piafs divers, les hôtes,
faisaient leurs bruits ; faisait aussi le sien
la ville hors les murs. Rien de ça ne va
jusqu'à celle-là tirée toute crue.
Elle écoute et respire le silence,
le goûte aussi et le touche et le voit,
elle debout parmi les allongés
sous leur pierre, elle immobile des mois,
des années. À présent haut bloc de pierre
penché sur sa propre hanche, elle pose
et se repose, cliché noir et blanc
sur fond de vieux mur couvert d'un ciment
grossier. Épreuve en noir et blanc glacé.
Autour sont les tombes et c'est l'hiver.
Chaque hiver elle se pèle les miches,
elle gèle à pierre fendre sur un
socle de marbre noir ; elle immobile
et penchée sur sa hanche ne chancelle
pas. Tirage à bords blancs déchiquetés,
elle, prise tout cru dans l'objectif,
sûr qu'elle se gèle, serrant ses bras
de pierre sur l'épais boa de neige
qui protège son cou, une chapka
de neige couvrant sa tête glacée.
Peut-être au printemps le sang va lui battre
à nouveau, elle aura ses lèvres rouges
et dansera dans nos imaginaires.
(pp. 34-35)
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Faire avec passion un chemin de table au point de croix pour repas familial du Vendredi Saint avec poisson dans la turbotière en cuivre, porcelaine de Limoges et argenterie, était-ce bien raisonnable ? Certes, c'était pas Verdun, l'enfer, la boue, la mort dans le froid ! Mais c'était quand même un calvaire, surtout féminin. Aurait mieux valu paisiblement braiser un plat-de-côtes à la cocotte. Et manger ça sur la moleskine.
C'est comme pour tout.
Suffit pas pour échapper de prendre par la traverse. Faudra aussi évidemment se coltiner les embûches forestières, les détournements vicinaux, les impasses et culs-de-sac, esquiver les corvées de halage à l'amont, les huissiers des bois, les guetteurs des échauguettes, outre les bonshommes de pain d'épice qui sortent des halliers en grand uniforme et marchant au pas baïonnette au canon.
Pour ça, on peut déjà commencer par cultiver sévèrement ses travers personnels, faux-pas, entrechats, chausse-trappes, simulacres de garde-à-vous, dérapages, jeté-battus, pieds-de-biche, langue de vipère ou pas de souris montée à cru. Avec ça, au moins pour commencer, on est mieux armés. On peut espérer atteindre la compagnie des animaux tièdes et des poissons vifs.
Naturellement, faudra vite se mettre à la voltige, au grand écart et au salto-solo. Pas question de vertige ! Juste s'alléger, s'aérienner, se coucher dans le courant des fleuves, ou marcher à grand pas délicats sur les pointes sous les ombres des platanes. Et juste s'émouvoir comme si c'était du vol.
(p. 85)
Philippe Longchamp, Nommer néanmoins, éditions Milagro, 2022, 94 p., 15€