(Note de lecture), Séverine Daucourt, Éperdu(e)s, par Yves Boudier.

Par Florence Trocmé


Audace d’un livre hors du commun : s’il arrive que parfois les musiciens usent de l’anacrouse au seuil d’une composition, commencer un texte écrit comme à la seconde mesure pour laisser entendre l’absence du premier temps et ce qu’il contient d’un implicite polymorphe concentré sur une seule note, ici sous la forme et la récurrence à venir d’un seul mot -quand- bien nommé conjonction, est beaucoup plus rare.
Sans points de suspension la précédant, que conjoint l’anaphore de quand si ce n’est le champ émouvant et insaisissable à proprement parler des gémissements à peine formulables de la souffrance quand elle se dilate pour tenter une expulsion salvatrice, avec le désir de combler la vacance de mots et de museler les crispations aphones d’un corps de douleur ? Une vaine tension, comme ravagée, devant la pâleur de l’espace d’un silence langagier ? On pourrait le croire, si ce n’est le démenti, d’une probité et sincérité marquantes, qu’apporte Séverine Daucourt avec ce livre, véritable plaidoyer pour « le droit à la singularité ». Ce livre conjure et contredit l’inéluctable, comme jamais on ne l’entend, de la perte du vivre et de la douleur psychique, sinon comme rarement en poésie.
Éperdue, en état de sidération, se déroule au fil de ces pages l’expression d’un temps muet sans bornes, hors du regard que l’on pose sur le corps, regard déceptif dont on l’enveloppe ou le dévêt, de bas en haut, de droite et de gauche, en transparence ou matité absolue, comme la figure en rêve ou cauchemar des revenants de soi-même, avatars d’une histoire d’enfant et d’un passé d’étreintes négatives.
Chacun, à son corps et âme défendant, connaît ces mouvements de l’esprit en déshérence de soi, paralysé par la disparition des repères autorisant de choisir entre le proche et le lointain d’un roman familial, quand l’être se vit sans limites, se dissout en lui-même, bousculé par la superposition insupportable d’images au rythme destructeur noyant le champ de vision, les yeux clos, dans l’acharnement d’en finir avec le déroulé agressif et mortifère de la souffrance.
Peine perdue ? Le presque éternel singulier d’un nécessaire pluriel se refuse, car le parcours qui élément par élément, pied à pied, fantasme d’image après fantasme de chair permettrait une patiente rédemption dans la langueur d’une analyse, semble se perdre dans la périphérie concentrique de l’angoisse incarnée. Or, du cœur même de cette semblance archaïque peut surgir, vicariante, une parole de guérison si l’espace se donne à une possible réciprocité dialoguée des affects, un quasi partage qui conduit à l’effacement des tensions grâce à un échange, certes inégal mais réel, entre des êtres en commune approche dans un mouvement analysant par la parole.
 
Le poème est le nom de la folie dans le langage, écrit en dernière page Séverine Daucourt. Cette phrase, il faudrait dire cette pensée, est d’autant plus forte ici placée. Car en effet, cette clef donnée avant de refermer le livre, véritable chemin de foi, est celle qui ouvre les linéaments d’espoir que chacun alors saisit en partage, frère ou sœur en solitude, mais désormais frère ou sœur en vivante émergence d’un avenir.
C’est l’une des grandes vertus de ce texte que ce patient mouvement vers la liberté, déclinant au plus près d’une expérience intime les combats contre les spectres de la folie, défrichant parmi les discours d’enfermement une issue de bon secours pour échapper à la perpétuité du malheur grâce à une implacable mise en relation-confrontation critique des discours qui cadrent la maladie dite mentale, institutionnels autant que civils, en lettres capitales autant que minuscules, rivalisant page à page sans parvenir à combler l’interstice vital dont sourd une parole en poésie, c’est-à-dire en vérité, celle de l’humanité de l’humain. Une vérité pour soi et pour chacun, monpoème, comme l’on dit malangue, au singulier de lalangue.
Quand se pose la question de la fin, Séverine Daucourt identifie, analyse et déplace la frontière entre soi et autrui, histoire de dessiner cet espace-temps qui offre à la parole de l’autre le lieu restauré d’une réparation symbolique ouvrant à la ressaisie intime d’un corps et d’une parole individualisée, donc apte à la remise en dialogue du sujet en société, défait de son double gyrovague, mais toujours errant avec lucidité d’un silence à l’autre, d’une adresse apaisée aux possibles de la rencontre.
Yves Boudier
Séverine Daucourt, Les Éperdu(e)s, LansKine, 2022, 92 p., 15€
On peut lire de substantiels extraits du livre ici (Poezibao)