Amazon. 2022. 161p.
Préface de Francis Marmande
Eric Le Lann: auteur
" Considéré en tant que performance, le jazz offre [ bien davantage qu'à d'autres points de vue ]une impressionnante matière à la réflexion critique. Ses solistes virtuoses sont souvent dotés d'une forme de technique extraordinaire et presque toujours se distinguent par des traits de style individuel fort intéressants. La performance de jazz offre une excitation qui lui est propre et qui n'a rien à voir avec ce qu'on peut éprouver lors dune représentation de musique " classique ". Dans la salle de concert ou à l'opéra, la musique n'est pas seulement un art mais aussi une sorte de jeu. La soprano qui exécute l'air de colorature le plus rebattu (ou le chef dirigeant la plus profonde des symphonies) entreprend de venir à bout de certains obstacles prédéterminés et connus du public. Il existe une euphorie particulière (plus ou moins indépendante du pur plaisir musical) à remarquer l'aisance avec laquelle la soprano atteint les sommets de l'aigu ou la suavité et l'élégance avec laquelle elle adapte les phrases mélodiques. C'est comme observer un excellent tireur aux prises avec une série de cibles difficiles et mettant dans le mille un nombre incroyable de fois. Ce type d'euphorie particulière fait totalement défaut dans le jazz. l n'y a aucun obstacle, aucun test précis de maîtrise technique. Selon son humeur, l'improvisateur de jazz peut se lancer dans des prouesses de virtuosité tout à fait remarquables. Mais toute cette virtuosité surgit sous l'impulsion du moment, parfois résulte d'une émotion instantanée, parfois même d'un accident. Par le fait même qu'il improvise, on ne peut jamais savoir exactement quelle a été la première intention du musicien qui joue. On ne sait pas quelle est la cible qu'il vise . "
L'accident, c'est bien ce qui définit la carrière d' Eric Le Lann, trompettiste de Jazz maintes fois célébré sur ce blog. Né à Ploeuc sur Lié aujourd'hui Ploeuc l'Hermitage (22) le 4 novembre 1957, sous le signe du Scorpion, Eric est le fils d'Hervé Le Lann, dentiste à titre professionnel et trompettiste amateur. Le père de Miles Davis était lui aussi dentiste. Chet Baker a dû réapprendre à jouer après s'être fait casser les dents lors d'une bagarre. Louis Armstrong expliquait qu'il ne défilait pas pour les Droits civiques pour ne pas se faire casser les dents par des flics blancs. Les dents, les lèvres, le souffle, bref la santé c'est essentiel pour jouer d'un instrument aussi exigeant physiquement que la trompette.
L'accident, c'est celui qui arriva lorsqu'il avait 17 ans. Eric ne conduisait pas mais il était dans la voiture qui prit un virage en grand excès de vitesse. En forêt de Caribet écrit-il. Forêt de Lorge selon l'appellation officielle. A Ploeuc sur Lié. En face, une mère et son bébé en sortirent morts. Eric Le Lann est immobilisé 3 mois, renonce au football et se consacre sérieusement à la trompette. Le lieu et l'instant sont restés gravés dans sa mémoire. C'est par là qu'il commence son livre de Mémoires " Scorpion ascendant Belon ", le même titre qu'un morceau de son album " " (1992). Cf extrait audio au dessus de cet article. Yaron Herman s'est consacré au piano après un accident de sport sur un terrain de basket. C'est moins sérieux.
L'accident propice à l'improvisation du Jazzman comme l'expliquait Wynthrop Sergeant (1905-1988), violoniste au New York Philarmonic puis critique musical au New Yorker, dès 1938. Je me souviens d'un accident précis avec Eric Le Lann. C'était au théâtre de Dinan (22) par une nuit d'octobre. Il jouait en duo avec Sylvain Luc (guitare). Alfred de Musset était absent mais la pluie était présente. Elle tambourinait fort sur le toit. Cela s'entendait dans la salle. Les musiciens l'ont capté, se sont regardé et ont improvisé au rythme de la pluie. Quand elle s'est calmée, ils sont revenus au programme de leur concert. Un instant magique, inoubliable.
L'accident c'est aussi l'absence de plan de carrière chez Eric Le Lann. Sa seule constante, c'est sa présence de 4 décennies dans les différents orchestres de Martial Solal (1927). Depuis 1981, Eric Le Lann fait partie de la section de trompettes de l'orchestre de Martial Solal, quel que soit son nom: Dodecaband, Decaband ou New Decaband..Eric Le Lann a tant d'admiration pour Martial Solal qu'il me l'a dit et l'a écrit dans ce livre. Mac Coy Tyner a dit un jour à Martial Solal: ma seule influence, c'est vous. C'est possible puisque Martial Solal est né en 1927 et Mac Coy Tyner en 1938.
Le Jazz lui a permis de quitter son village pour Paris, de vivre sa vie malgré les préventions paternelles et amicales expliquées dans le livre mais comme ça ne paie pas, Eric Le Lann a aussi joué dans des orchestres de variétés (Henri Salvador, Bernard Lavilliers, Claude Nougaro) à propos desquels il raconte des anecdotes savoureuses de tournées, de soirées, de virées donc d'accidents évités ou pas. Et des musiques de publicité. Je me souviens d'un spot tv des années 1990 pour un chocolat noir de dessert avec un superbe solo de trompette en accompagnement sonore.
L'accident c'est la façon dont un Jazzman improvise et dont, Eric Le Lann a écrit ce livre de mémoires d'un Jazzman français actif sur la scène nationale et internationale depuis 1977. Il suit l'ordre chronologique en commençant par un accident de voiture et en finissant par le suicide de son père et des problèmes d'héritage. Quand il dit du bien d'un musicien, il le nomme. Quand il en dit du mal, il ne le nomme pas. Aux lecteurs de deviner ou pas.
Eric La Lann est bien Breton. Il ne déparle pas comme on dit chez nous. Il ne dit pas tout. Il n'explique pas pourquoi il a disparu de la scène à la fin des années 1990, comment il est revenu notamment en se ressourçant en Bretagne avec l'album " " (2005) que j'ai eu la chance de voir et entendre sur scène ,en Bretagne, à Redon (35) en 2006.
C'est aussi en Bretagne qu'il créa et anima une école de musique, l' Ecole de création musicale que j'ai visité à Dinan (22) en 2003.
Eric Le Lann ne mentionne pas non plus son album Jazz Rock " Le Lann Top " (2007) avec Jannick Top (basse) qui eut aussi un beau succès. Je me souviens qu'Eric m'avait dit avoir dû arrêter de jouer cette musique sur scène car le volume sonore nuisait à son acuité auditive.
Avant de rendre hommage à ses Maîtres, Chet Baker en trio avec " I remember Chet "(2013) & Louis Armstrong en trio avec " Thanks a million " (2018). Il lui reste encore à enregistrer des hommages à Miles Davis & Clifford Brown, ses Maîtres à la trompette. Pas Dizzy Gillespie, trop solaire pour Eric Le Lann. Il ne parle pas non plus d'un trompettiste français, plus jeune, qui se vend partout comme le fils spirituel de Chet Baker, lui a rendu hommage sur un album alors que, chronologie oblige, il l'a bien moins connu qu'Eric Le Lann. Ce blog n'en parle pas non plus.
Par contre, Eric Le Lann explique bien pourquoi there is no business like show business comme dit une chanson américaine devenue un standard du Jazz. Les réseaux de copains qui vous aident à être produit et récompensé, joué en France et à l'étranger dans les réseaux des Instituts culturels français, les joies des droits d'auteur avant Internet et depuis, les boulots alimentaires pour payer le loyer et la pension alimentaire justement. Il n'a tout de même pas eu à se reconvertir en avocat spécialiste du droit d'auteur comme le batteur Pete Sims " La Roca ".
J'ai découvert Eric Le Lann sur scène à Rennes, au Théâtre National de Bretagne en 1989. L'année de sortie de son album " " enregistré à New York avec des musiciens de Miles Davis (Mino Cinelu, Mike Stern), de Bill Evans (Eddie Gomez), Paco Sery, Louis Winsberg. A peu près ce casting de feu sur scène. Depuis lors, sa musique me gratte l'âme. Ses mots dans ce livre de souvenirs au fil de l'eau, de la mémoire " Scorpion sur belon " font de même.
Le scorpion, c'est le signe astrologique occidental d'Eric Le Lann. Le belon c'est l'huître. Exclusivement de Riec sur Belon (29) pour les puristes. A savourer avec du pain noir sur lequel vous étalez du beurre de baratte de Ploeuc sur Lié (22). Salé le beurre, évidemment.