Or, ce qu’accomplissent les trois poèmes de ce livre, ce n’est pas, écrit Artous-Bouvet, « donner à voir, mais cherche(r) à composer ce « lait de transparence / cillant », instamment incisé par le trait de l’écriture ». Ce qu’étaye en amont une définition de son titre dérivée du Littré : « On appelle vitré le plus volumineux des milieux de l’œil, dont il remplit les deux tiers postérieurs. Si le vitré maintient la rigidité du globe oculaire, il ne joue pas de rôle dans la vision ». Une poche liquide aveugle assure la capacité de la rétine à capter les photons que l’appareil cérébral transformera en images, ce qui demande un peu de temps, par quoi nous ne voyons jamais que des souvenirs différés, construits par le mental sur fond de cécité translucide. La conséquence serait qu’écrire s’avère « s’arroger (...) quelque devoir de tout recréer, avec des réminiscences, pour avérer qu’on est bien là où l’on doit être », comme le dit Mallarmé dans sa conférence sur Villiers. Nous voici en plein idéalisme symboliste, où les artistes et les écrivains ont beaucoup puisé parmi les pâles et exquises figures ophéliennes des préraphaélites (a), autant d’ailleurs que dans l’imaginaire arthurien. Pour qui lit la production d’Artous-Bouvet depuis un certain temps, la filiation semble au moins probable, jusqu’à une sorte de raffinement maniériste dans la langue (s’entend d’une esthétique qu’on pourrait suivre des Grands Rhétoriqueurs jusqu’à Jude Stéfan, en passant par le néo-pétrarquisme, Marini, Gongora, etc.) : une lignée composée avec d’autres influences plus contemporaines, celle de Philippe Beck notamment – par où s’invente une langue poétique désormais fermement constituée en son propre, au cœur de la langue de tous. Cela dans sa syntaxe et son rythme : coulées, scansions, ruptures, abrupts, précipices (mais une basse continue latente de mètres classiques) ; sa surponctuation réglée comme une portée musicale ; son lexique enfin : élision des articles, métaplasmes et néologismes, termes ultra-techniques ou vieillis, tournures médiévales, étymologismes, etc. En ayant tenté une brève approche ailleurs (b), je n’y reviens pas d’aussi près cette fois, sinon pour inviter à s’y risquer, tant pour la beauté rude de la forme que pour l’attrait de l’énigme qui s’y tisse.
Vitré s’articule donc en trois grands poèmes en prose (laquelle souvent déchiquetée par enjambements/rejets brefs) transposant et glosant les trois toiles de Waterhouse dans l’ordre de leur composition : The Lady of Shalott (1888), The Lady of Shalott Looking at Lancelot (1894), I am Half-Sick of Shadows, Said the Lady Shalott (1915). On pourrait dire que le texte travaille beaucoup, sinon surtout, autour des matières, des formes et des couleurs sans s’embarrasser à décrire ce que montre la reproduction, mais en y prenant tout de même quelques appuis. Ainsi « de la nymphe flottée, fantomale », sise en sa « barque d’encre » ; puis d’ « elle debout nouée dans l’œil du maître » étincelant au soleil en son armure dorée ; enfin de celle qui « tablée tisse trois, obliquant (sous toile du réel incitable : en bulles bleues de monde, dehors, en gestiques d’azur babillées ». – Appui également sur la déclinaison litanique du titre selon tout le sémantisme de l’obstacle transparent, mais selon aussi les constellations phoniques qu’il engendre. Ainsi, dans un sens, rien qui ne soit « vitré » : mousses, plaine, évidence, orage, corolle, lettrine, imminence, etc. Ainsi d’un « voir/évitrant », du « vitrail/où se vit/re la chair de la chair », de « couleurs/vitrant/verdeur dernière », ou encore de « ... Quel, que/corps/dévitré », etc. S’y lie la thématique du reflet au miroir de la vue interdite « sous la verroterie pensable du vitré », de sorte que telle « tisse (...) un miroir où le monde se tisse (où le tissage même a reflet) », la même « ayant su le monde au miroir, et tissant/com/me vit/-tre solaire que soit : feu spécu/-le vitré ». Toutes les coupes rappelant ici la fracture du miroir corrélative de la transgression de l’interdit de voir sans médiation spéculaire.
Dans la ballade de Tennyson, la malédiction tombe sur la Dame de Shalott sans qu’aucune raison en soit donnée, et sans qu’elle soit informée de la forme de sa manifestation. Au fond, c’est un climat moral, une sorte d’orage répressif latent qui n’attend que l’occasion de se déclencher. Les toiles qu’inspire le poème aiguisent la tension en mettant l’accent sur la toute-puissance du désir, à l’inverse de la ballade qui développe longuement la soumission calme de la jeune femme à son destin, avant de la confronter, in fine, au passage de Lancelot. Ces toiles expriment ainsi une résistance à l’atmosphère de censure morale d’une époque victorienne qui adulait Tennyson. Chez Artous-Bouvet, la malédiction est pour ainsi dire corporéifiée par recentrement sur l’œil et le sexe : « ... On : suture la/vit/-re de l’œil » ; et pour ce qu’on voit sur la toile au passage de Lancelot, c’est la jeune vierge : « debout (...) close comme aux genoux (...) n’est-ce cuisse qui serre le dedans, de la tiédeur : u-/ne vitre/est de chair ». Ce qui s’écrit aussi comme « Y/vitré » (ô Vénus aurignaciennes !) En 4e de couverture, l’auteur annonçait qu’ici « le désir de l’œil ne s’avive qu’en la stricte coupure qui le sépare des joies de la langue et des promesses du sens ». Le texte fait donc ce qu’il annonce en méditant sur le motif classique de l’écriture comme tissage, et de ce tissé comme miroir d’aucun réel autre que de désir interdit : « Induction dite d’elle,/ « entoilée dans jou/-ir, et sans ces/-se tissant miracles mirrorés » (Tennyson est ici lu de fort près).
Il était question, on l’a vu, de « composer » sans représenter, comme incision au clos de fluide qui ne voit quoique conditionnant le voir. Qu’à chaque page l’alinéa, la syntaxe, le rythme et le vocable même soient taillés, rompus, incisés par des manières de vers à chaque occurrence du vocable « vitré », c’est bien ce qu’on a lu. Mais selon quelle visée ? Peut-être, paradoxalement, pour qu’une fluidité s’échappe, se glisse entre les lignes, « selon lecture d’eau », comme l’énonce la première page en face de la barque-cercueil appareillant vers ce « peu profond ruisseau calomnié la mort » comme l’écrivait Mallarmé à propos de Verlaine ? Ou bien encore comme déroulé d’un « dire de laine » allant et venant à travers la trame, comme « navette d’abandon versifié » – c’est-à-dire d’écriture « comme qu’encre machine » à tisser les destins qu’elle chiffre, voire « engramme vitré » en « quadrature lignée », autrement dit ces pages quasi carrées (ô mythique Cadran quadrillé de Pierre Reverdy) ? Qui sait ?
Pour finir observons que si jamais le mot ‘amour’ n’apparaît dans Vitré, le coup de foudre y parle « comme exsangue la lèvre et rosante la joue » de « celle sidérée » par celui qu’on sait. Eluard, écrivait que des plus beaux poèmes d’amour le reflet demeure à jamais indélébile dans le cœur des amants, même s’ils n’en ont pas écrit, car si « voir c’est recevoir », « refléter c’est donner à voir » : ce qui est le privilège de l’artiste authentique, qu’il soit peintre ou bien poète, qu’il ait aimé d’amour ou non, tout simplement par privilège de voyance (c). Au fond, Vitré, « où le tissage même a reflet », est-il si éloigné de cette problématique ?
Jean-Nicolas Clamanges
(a). Voir la thèse de Laurence Brogniez, Préraphaélisme et symbolisme. Peinture littéraire et image poétique, Paris, H. Champion, 2003.
(b). Voir dans Poezibao ma note de lecture sur Prose Lancelot.
(c). OC. I, Pléiade, p. 964 et 944.
Guillaume Artous-Bouvet, Vitré. Éd. Monologue – revue de langue et de littérature, coll. le désir de peindre, Calès, 2022, 15 €
Extrait (début du troisième poème, p. 31-33)
Bord lumière, meurtrie : quadrature lignée. Un trait d’encastrement, qui s’orne (en marbre analogique). Haut, l’arrondissement menuisé, d’œil impur (sinon
quel
- le vitrée,
qu’une empâte de chair, comme ciel). Vers poids de paysage, lisible : ô blanc-bleu musculaire : ô l’arbrée fusant mauve : ô vert d’huile, tramé (tant qu’épointe le rose, émargé (extérieur)) : conjuration, corolles (indécidablement domestiques). Un œil descendantal arbitra : au dos de bois courbé (en tumeurs : nœuds de pur : velours, verdissements : la moëlle séquentiel-
le, vitrée).
Elle adosse l’étreinte du vide. Bas bobinage, dense, par fils (un triangle gardeur, ici instrumenté : quelle lisse qu’effondre, au
vitré).
Quoi que blanc pèse rouge, effusif (ou comme poids du sang qui se terre : ô poids pur). Des fleurs cousent le vif, en nature (un style d’or, qui boit : pourpre, merveillement). N’affame solitude, où déboise lion. Damier de sol attend (codant noir, éjoui) : une disparation. Un comme nu chosier préparatoire (une chute s’argente : y, foudre minutie). Taisent, taisent
couleurs,
vitrant
verdeur dernière (un osier garde l’hymne). Empèse rouge, un drap : au nœud de froissement (rouge est rouge du pli). Quoi de viande, s’empierre à gravité. Quelle chair œillant pourpre, fait fruit. Us blasonne le pied (chausse d’ambre, le vair). Elle appuie la machine de l’œil (immanence tissue). Est-ce accroupissement,
d’elle en el-
le, vitrée ?