(Anthologie permanente), Alice Notley, traductions inédites de Jean-René Lassalle

Par Florence Trocmé


Dame Pauvreté

Chante dans les ravines
À tout cela sans quoi tu avances s’ajoute plus tandis que les années
Visage de jeunesse la santé certains amis puis davantage et
ainsi s’appauvrir
la flèche de la vie – s’effile plus fine plus aigüe
Sans cesse elle chantait là pour purifier
non le désert toujours pur
mais un moi d’une fureur corrompue
Alors perdre encore plus loin au long de ce rêve de
fantastiques feux d’artifice de firmament –
condamnée à errer dessus la boue brune l’occasionnel
maxillaire, à être mal façonnée -
intérieurement tordue : ralliez-vous donc à elle
Elle est je
Elle devrait être
la forme d’une vie est appauvrissement – qu’est-ce que
cela peut-il signifier
sinon que la perte est à la fois beauté et connaissance –
n’a ni face ni yeux pour
les saisons d’une livraison future – ratisser la boue
comme le faisait Mme Miller
au coin en bas l’avait une cour au désert et ratissait sa boue.
Commençant dans la pauvreté en tant que bébé il n’y a rien
pour l’un que la nourriture d’une autre et la chaleur
devrait-il jamais y avoir plus
qu’une manière de s’appuyer sur et se fier à une nourriture
pour un autre sortie de l’une – ceci serait
la pauvreté – on nous enseigne de ne compter sur
personne, être riche,
juvénile, émancipé
mais maintenant il me semble savoir que le nom du soi est pauvreté
que le pronom je la signifie et qu’en débutant ainsi
pauvrement, j’arrive à vivre
Source : Alice Notley, Grave of Light, Wesleyan University Press 2006. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle
Lady Poverty

Sings in the gullies
To all you go without is added more as the years
Youth's face health certain friends then more and
so to get poorer
life's arrow—tapers thinner sharper
She always sang there to purify
not the desert always pure
but me of my corrupt furor
So losing more further along in this dream of
firstrate firmament fireworks—
consigned to roam above brown dirt occasional
maxilla, and be shaped badly—
twisted internally: join her truly
She's I
She should be
the shape of a life is impoverishment—what
can that mean
except that loss is both beauty and knowledge—
has no face no eyes for
seasons of future delivery—rake the dirt
like Mrs. Miller used to
down at the corner had a desert yard and raked her dirt.
Beginning in poverty as a baby there is nothing
for one but another's food and warmth
should there ever be more
than a sort of leaning against and trust a food for
another from out of one—that would be
poverty—we're taught not to count on
anyone, to be rich,
youthful, empowered
but now I seem to know that the name of a self is poverty
that the pronoun I means such and that starting so
poorly, I can live
Source : Alice Notley, Grave of Light, Wesleyan University Press 2006.
*
⦋Descente d’Alette, Livre trois⦌ (extrait)
« ‘Nous nous tairons » « & attendrons,’ » « dit la voix » « Alors nous fûmes
vraiment muets » « & étant ainsi, » « ne fûmes rien » « Absolument rien » « que de
l’obscur » « Ce moment fut très long, » « très long & » « très ample »
« il avait un » « vaste diamètre » « Me suis sentie comme si » « je pouvais » « tomber
dans un sommeil éternel » « Puis je l’ai vue » « venir vers moi - »  « si majestueuse, »
« majestueuse - » « une lumière », « une lumière blanche » « Une rayonnante » « petite sphère, 
je pensais » « Diamètre » « de seulement quelques pieds » « Elle était à » « ma recherche, »
« cette lumière si » « imprévue » « ‘Quelle est cette lumière que je vois ?’» « j’ai demandé aux
voix » « ‘Tu es aveugle,’» « chuchotèrent les voix » « ‘Tu es aveugle’ »
« ‘Tu ne la vois pas’ » « ‘Tu n’as pas tes sens’ » « ‘Tu es pratiquement »
« morte’ » « ‘Je la vois,’ dis-je » « ‘C’est  une petite lumière - » « Elle n’éclaire
rien » « Apparemment il n’y a » « rien ici » « Mais c’est beau »
« Beau’ » « ‘Ce n’est pas une lumière,’ » « dirent les voix » « ‘C’est toi-même’ »
« ‘C’est quelque chose comme » « toi-même’ » « Alors la voix » « dominante dit, »
« ‘Maintenant nous allons » « te quitter’ »
Source : Alice Notley, Grave of Light, Wesleyan University Press 2006. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle
from The Descent of Alette, Book three⦌

“ ‘We will be silent” “& wait,’ ” “the voice said” “Then we were
truly quiet” “& being that,” “were nothing” “Really nothing” “but
the darkness” “This moment was very long,” “very long &” “very wide”
“It had a” “vast diameter” “I felt as if ” “I could be” “falling
asleep forever” “Then I saw it” “coming towards me—” “so stately,”
“so stately—” “a light,” “a white light” “A radiant” “small sphere,
I guessed” “Diameter” “of but a few feet” “It was seeking” “me out,”
“this light so” “unexpected” “ ‘What is this light I see?’ ” “I asked the
voices” “ ‘You are blind,’ ” “the voices whispered” “ ‘You are blind’ ”
“ ‘You do not see it’ ” “ ‘You have no senses’ ” “ ‘You are effectively”
“dead’ ” “ ‘I see it,’ I said” “ ‘It is a small light—” “It lights up
nothing” “There is obviously” “nothing here” “But it is beautiful”
“Beautiful’ ” “ ‘It is not a light,’ ” “the voices said” “ ‘It is yourself’ ”
“ ‘It is something like” “yourself’ ” “Then the authoritative” “voice said,”
“ ‘We are going to” “leave you now’
Source : Alice Notley, Grave of Light, Wesleyan University Press 2006.
*
Débutant par une tache (extrait)
Commençant par une tache, comme peut-être le fit l’Univers
je dois vous en parler de pour moi cette tache
Une tache de sang ancien sur un couvre-lit (blanc)
– comment vais-je trouver un ton ? – j’ai
peur de conter, non d’être indiscrète, mais de
me toucher trop profondément, trop près du
lit de mon cœur – ce couvre-lit
était blanc & fin
je dormais sur son lit à elle avec mon amant
et donc jamais n’étais
sûre de cette tache sienne ou mienne ? Quand je l’eus lavée ou
plutôt lui le fit, elle resta. Ensuite
Ensuite elle mourut de manière inattendue comme on dit
passa lointaine à jamais
sauf dans l’air, et quelque part proche
du lit de mon cœur – Mais
le couvre-lit
devint de ses cendres une composante.
La tache, ma tache, ou la sienne, bien que mienne
Ma tache d’amour est part de ses cendres & je m’en réjouis, soit qu’
elle & son amant ou moi & mon amant
fûmes ceux qui à l’origine couchèrent pour tacher le lit
Notre tache s’éloigna avec elle, voyez-vous,
Ceci est la tache qui
invente le monde, maintient son intégrité dans une couleur de
couleur de, couleur. Couleur d’amour
Ceci est l’amour qu’on dépense afin d’exister.
Elle était assez jeune & moi beaucoup plus âgée (étant sa marâtre)
Mais notre tache était une
Pas de doublon. Elle-même est infiniment
claire ; & bonne. Encerclant mon lit de cœur
avec mes autres la nuit
parle-moi de la tache, qui est notre amour, qui
invente le monde, qui est notre plus
pur bien. Aide-moi à tacher, dis-je, mes mots avec tous les nous
(je t’aime je sais que tu es là)
le chant d’un seul souffle.
Dehors où voitures & vélos
je n’ai pas peur de recommencer, avec & à partir de toi
Source : Alice Notley, Grave of Light, Wesleyan University Press 2006. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle
Beginning with a Stain (extrait)
Beginning with a stain, as the Universe did perhaps
I need to tell you about for myself this stain
A stain of old blood on a bedspread (white)
- how can I set a pace?- I'm
afraid to speak, not of being indiscreet, but of
touching myself too near, too near to
my heart bed – the bedspread
was white & thin
I slept on her bed with my lover
and thus was never
sure whose stain hers or mine? And when I washed it, or
rather, he did, it remained. And then
And then she died unexpectedly, as they say
became away forever
except in the air, and somewhere near
my heart bed – But
the bedspread
became of her ashes a mingled part.
The stain, my stain, or hers, but mine
My love stain is part of her ashes, & I rejoice in that, whether
she & her lover, or I & my lover
were the ones who originally lay there, staining the bed
Our stain has gone with her, you see,
This is the stain that
Invents the world, holds it together in color of
color of, color, Color of love.
This is the love they spend in order to be.
And she was quite young & I am much older (her step-mother)
But our stain was the same one
There is no double, And she is endlessly
clear; & good. Surround my heart bed
with my others at night
speak with me of the stain, that is our love, that
invents the world, that is
our purest one. Help me to stain, I say, my words with all us
(I love you, I know you are there)
the song of one breath.
Outside where cars & cycles
I’m not afraid to begin again, with & from you.
Source : Alice Notley, Grave of Light, Wesleyan University Press 2006.
*
La Déesse qui créa ce monde qui passe

La Déesse qui créa ce monde qui passe
Dit Qu’ampoules lumineuses et liquéfaction soient
La vie déversée dans la rue, les couleurs tourbillonnées
Voitures & pieds diversement chaussés naquirent
Et le passé & le futur & moi-même naquirent aussi
Légère comme un papier de poste aérienne elle s’envolait
Sur l’Annapurna ou le Mont McKinley
Ou sur les deux mais instantanément
Clarifiée, recomposée, à jamais j’étais
Destinée par elle à découvrir une peinture
Si belle ou un film éblouissant
Et adorer la finitude des mots
Et comprendre mes rêves tels des surfaces
Connaître l’œil organe de l’affection
Et profondeurs comme étant les inflexions
De sa voix & poignet & sourire
Source : Alice Notley, Grave of Light, Wesleyan University Press 2006. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle
The Goddess Who Created This Passing World

The Goddess who created this passing world
Said Let there be lightbulbs & liquefaction
Life spilled out onto the street, colors whirled
Cars & the variously shod feet were born
And the past & future & I born too
Light as airmail paper away she flew
To Annapurna or Mt. McKinley
Or both but instantly
Clarified, composed, forever was I
Meant by her to recognize a painting
As beautiful or a movie stunning
And to adore the finitude of words
And understand as surfaces my dreams
Know the eye the organ of affection
And depths to be inflections
Of her voice & wrist & smile
Source : Alice Notley, Grave of Light, Wesleyan University Press 2006.
Alice Notley est une poète née en 1945 qui a grandi dans une petite ville du désert Mojave en Californie. Déménageant, elle s’insère dans une mouvance de poètes avant-gardistes de New York comme Ashbery ou Ted Berrigan qui privilégient une vivacité des cadres de pensée et une attention à l’énergie artistique de leurs collègues peintres et cinéastes de cette ville. Elle se marie en 1972 avec ce dernier, ils s’influencent mutuellement mais il meurt jeune en 1983 et elle doit élever ses deux enfants (qui sont devenus des poètes). Elle se remariera, et sa poésie s’infléchira vers l’expérimentalisme critique du groupe LANGUAGE. Cependant elle ne croit pas que les poèmes ne soient faits que de mots : tout en maintenant une richesse de formes, structures et langage, elle utilise sa poésie comme instrument de recherche pour comprendre ses errances autobiographiques, ses révoltes et son besoin d’un équilibre communicable. Ainsi la descente aux Enfers au milieu de voix fantomatiques (rythmées par prolifération de guillemets) dans le roman-en-poèmes The Descent of Alette symbolise pour elle toutes les oppressions (patriarcat, capitalisme, exagération de la raison) qui nous font vivre dans une domination quasi-souterraine. Et les poèmes sur les douleurs et beautés de la jeunesse et des deuils adultes dans Mysteries of Small Houses aboutissent à une sorte de réconciliation dans l’allégorie de « Dame Pauvreté ». Une deuxième partie de sa carrière se déplace à Paris où elle a édité une revue et habite tout en restant une des poètes les plus respectées des Etats-Unis. Elle a aussi édité l’œuvre de son mari Ted Berrigan, en particulier ses sonnets très originaux. En outre elle a bien entendu été présente dans la scène poétique et universitaire franco-américaine par des livres dans la collection de poésie anglophone en traduction aux Presses Universitaires de Rouen et du Havre et par des lectures en public chez Double Change et chez Ivy Writers : un couronnement en est le symposium sur son œuvre donné en sa présence dans le cycle Poets & Critics les 21-22 avril 2022 à l’Université Gustave Eiffel de Paris.
Bibliographie sélective
Alice Ordered Me to Be Made, Yellow Press 1976
Waltzing Matilda, Faux Press 1981
At Night the States, Yellow Press 1987
Close to Me and Closer... (The Language of Heaven) & Désamère, O Books 1995
The Descent of Alette, Penguin 1996
Mysteries of Small Houses, Penguin 1998
Disobedience, Penguin 2001
Grave of Light, Wesleyan University Press 2006 (anthologie)
Culture of One, Penguin 2011
Songs and Stories of the Ghouls, Wesleyan University Press 2011
Benediction, Letter Machine 2015
Certain Magical Acts, Penguin 2016
Traduction en français
Le Baiser de la négativité, Presses Universitaires de Rouen et du Havre 2014
Les Sandales d’Eurynomé, Presses Universitaires de Rouen et du Havre 2019
Tous deux traduits par Anne Talvaz
Sitographie
Bio, photo et poèmes d’Alice Notley à la Poetry Foundation 
Un documentaire de 20 minutes sur Alice Notley, simplement réalisé mais une bonne introduction, contenant entre autres un audio complet de « Lady Poverty » et un extrait vidéo de « Alette »
Dossier préparé, réalisé et traduit par Jean-René Lassalle