Il serait tentant d’esquisser un portrait de l’auteur en regroupant ces éléments, d’autant que lui-même nous met sur la piste en déployant une série de facettes dans la partie intitulée « Que ne suis-je ». Hélas, le portrait se révèle insaisissable, les facettes semblent complémentaires mais inconciliables : un peintre, sa grand-mère, un soldat gisant. D’ailleurs, Étienne Faure déplace notre goût du portrait vers une série de toiles de maîtres, dans la partie intitulée « Scrutations », car enfin, semble-t-il nous dire pour nous mettre en garde, à quoi bon ces « self-portraits de petits maîtres, le pinceau à la main, surpris par eux-mêmes en pleine activité » ? 107.
Faute de pouvoir atteindre cet objectif, il est possible de repérer quelques avatars qui tentent d’habiter le recueil. Un premier portrait-robot montre un amoureux de la vie impénitent, dont il donne cette définition irrésistible : « la vie, jeu stupéfiant sans sevrage, rien qu’accoutumance »,111.
Le marcheur est a priori l’avatar qui se cache le moins : « poète en transit déguisé en marcheur ou l’inverse », 96. Le terrain est essentiellement Paris, le XIème, le canal de l’Ourcq, le boulevard Richard-Lenoir. La méthode est celle d’un arpenteur : « c’est à pied, pas à pas qu’on mesure l’exactitude des souvenirs », 130. Elle est aussi celle de la traversée des rues, des quartiers, du franchissement des ponts. La mémoire est souvent sollicitée dans les rues de « Lutèce », et l’histoire a laissé des plaques et des cicatrices sur les murs, avec les périodes de la Commune ou de l’Occupation : « Je dors dans un quartier raflé en Quarante-deux », 22. Il y a comme une forme de paresse heureuse à déambuler dans de tels lieux chargés d’histoire : « rien qu’en passant dans un parc on attrape un autre âge », 124. Mais le cœur est davantage sollicité, soumis à un rythme soutenu et la marche devient course : « cœur trop large envahi, tempo de l’eau qui cogne », 48. Cependant, le marcheur du portrait s’évanouit sous les traits du pinceau : « et le flâneur éclairé sous un angle, un instant exposé au soleil du soir, médite à découvert avant de traverser vite, regagner l’ombre », 121. Quand le marcheur parisien prend ses vacances dans les « alpages », cela ne simplifie pas notre tâche, la « marche le long d’une retenue rappelant quoi, la vie en double, miroirs d’eau », 36.
Un autre avatar serait l’amateur de peinture, sinon le peintre – « que ne suis-je à hauteur de Belleville en train de peindre », 25 – compagnon de route des Impressionnistes comme Caillebotte ou Manet, fasciné par le clair-obscur de Rembrandt et l’effet du gel sur les plaines flamandes de Brueghel. Il s’agit encore de traversées. Il s’agit de voir, avec précision et intensité, de « scrutations ». Cette vision se double de souvenirs de l’Est, de pays plus froids outre-Rhin. Photographe peut-être, amoureux d’une joueuse d’échecs à Rzeszów. « Je te vois quand j’ai les yeux fermés », 101.
Vient le rêveur, l’homme qui apprécie « les jours de repos », les fins de journées encore chaudes, « le corps accoudé pour regarder la rue », les « jours fériés d’avril ». Étienne Faure se tient peut-être là tout entier : « continuer d’écrire comme d’être ébloui, à regarder le monde si j’y suis », 18. L’homme devient ce voyeur heureux, qui s’amuse de la place symbolique du linge, si coloré, si fleuri, si léger quand il est accroché le long des fils : « souvent le linge aux fenêtres annonce l’âge des enfants », 17 ; ou quand il est porté par les élégantes, comme en Espagne : « le linge est sorti dehors, porte-parole hissé par des femmes sombres à peau de lait », 71. Est-ce bien notre homme, celui qui avoue même être « accroché au linge comme on s’agrippe aux livres » ? 19. Mais le linge, s’il reflète les couleurs de la vie, peut recouvrir le corps du défunt, comme le suggère le surprenant poème « la voix morte », et sa chute, 56.
Le dernier avatar devrait être l’homme de plumes et de lettres. La poésie d’Étienne Faure nous fascine par la manière que l’auteur a de construire chaque page. D’un côté, les mots sont assemblés et jouent dans un équilibre subtil, la phrase se développe, se ramifie, gagne l’espace, et rien ne semble arrêter tout ce qui est convoqué par le regard et les sens, par l’émotion, la mémoire, la sensualité, la musicalité. Et d’un autre côté, l’auteur confie parfois ses doutes devant ce qu’il nomme joliment « le lent glissement d’un poème à l’imparfait », 38. Parfois, une idée est lancée et puis se voit renversée sur le mode du quitte ou double, comme dans ces formules sans appel : « ou bien rien », 21, « ou à rien du tout », 22. Étienne Faure dévoile une écriture par tâtonnements : « aux côtés de brindilles, non de bêtes, on ne voit pas dans ce cas si la chair est animale, végétale (…) on ne sait quoi est fibre et qui est nerf » 77 ; par suppositions : « il ne va pas pleuvoir, mettons », 50 ; ou bien il emploie le conditionnel : « on entendrait d’hier la poussière de fleur tomber sur l’asphalte », 87. Enfin, avoue-t-il : « on cherche refuge, quoi faire », 35.
Si le lecteur est pris par la beauté et le pouvoir des vers en constant et libre déplacement, il est aussi pris parfois dans un questionnement quant à l’interprétation des images, des formules. Étienne Faure est lui-même contraint de s’interroger sur ce qu’il voit ou ressent, notamment quand il voyage « dans le sud », où ce que lui renvoient les personnages ou les rues d’Espagne l’interpelle ; et plus encore dans l’hémisphère sud, « de l’autre côté du globe », où l’auteur se retrouve « tête en bas », pour reprendre le titre d’un précédent recueil, au risque de se perdre soi-même : « Dans un miroir d’hémisphère Sud encadré d’ébène et de bois de rose (…) je ne reconnus pas l’envers de ma face assignée par les années de neige », 79.
Le recueil d’Étienne Faure est riche et dense, les entrées et les pistes sont nombreuses et ne s’épuisent pas. Il est possible d’y voir jouer deux clefs, que nous tend l’auteur avec tact.
La première serait : « tu cherches une issue à ce paysage », 41. Et ce serait vers cette issue que mèneraient ses pas, la traversée des quartiers parisiens, des alpages ou d’un Sud plus lointain, après la course et son tempo, dans le repos et la contemplation – et ce même dispositif d’issues qu’Étienne Faure installe dans les méandres du poème.
Une autre clef nous serait donnée par la citation de Léonard de Vinci en tête de la partie intitulée « Scrutations » : « ce que tu vois n’y était pas au début ». Le travail de l’écrivain prendrait sa pertinence et sa consistance dans cet écart. Alors qu’il voit et commence à écrire pour ne pas perdre l’image, le fil des émotions, ce qu’il écrit est différent de ce qu’il imaginait. Quelle est la nature de son travail, s’il demande à remonter vers la source et s’il contribue à façonner la matière et à transformer le réel ? À quel prix lui faut-il payer chaque issue ?
Cette note de lecture s’achève et ne cherche pas à conclure, tant il est préférable de continuer à jouir pleinement de ce recueil « un soir de lecture au soleil ras plongé en dessous des épis, des épithètes, des mots qui fourmillaient tout à l’heure dans le sol », 118. Ensuite, elle s’est focalisée sur le poète et son approche de la création, et celle-ci respire et se renouvelle entre les différentes parties, comme dans ces poèmes plus courts regroupés sous le titre « Dix flaques », où le haïku est évoqué. Si l’on a cherché à ouvrir « la boîte noire » de ce recueil, il faut souhaiter que le lecteur se sentira pousser des ailes et souhaitera : « prendre un nouvel élan vers le sud, la route en V taillée telle un stylet naguère, quand verbe et vertige, onomatopée des ailes, écrire et voler était le sort des plumes », 59.
Philippe Fumery
Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022. 134 pages. 16€.
Extrait, p. 14.
Neige o’clock, ouvrant l’œil arrondi par le jour, la rue
est blanche à 7 heures pile devenue abstraite,
pas un pas, aucun pneu n’imprime encore la page
d’un sens, d’une intention de circulation,
le bruit dans la neige est un rêve ancien
d’un Brueghel dit d’Enfer où le gel est tel
qu’on passe à pied la rivière avec des sabots
d’hommes, de bêtes, des charrois, roues de fer
couvrant à peine le cri rayé des corbeaux dans le froid
quand des étangs glacés remontaient les vols
des oiseaux chavirés du sol, maintenant qui claudiquent
aux côtés de noirs passants à l’angle des rues Charonne,
Saint-Maur, la Roquette où s’engouffrent le vent d’hiver,
les vendeurs de jonquilles fraîchement cueillies
doigts gourds dans les bois – printemps à vendre –
colportant déjà les fleurs qui sont à tout le monde,
cultivées par l’errance des sols et du vent,
l’aléa du soleil sous les branches,
à la fenêtre.
blanc réveil