La Nature – … humaine ?

Par Le7cafe @le7cafe

Artavazd Péléchian avait-il bien raison de faire ce film ? Et surtout, en avait-il le droit ?

D'immenses et majestueux paysages montagneux, baignant dans un océan de nuages et recouverts d'une neige immaculée. Tandis que La Nature s'ouvre sur ces images grandioses, soulignées par la musique de Beethoven, on ne serait pas en mal de penser, au regard de ces premières minutes, que le dernier film d'Artavazd Péléchian serait un de ces documentaires clichés liant images épiques et orchestration classique selon une formule déjà éculée depuis le travail de Reggio et Fricke sur Koyaanisqatsi et ses suites. Mais ce n'est pas ce genre de film.

C'EST LA CATA

" Kyrie Eleison " chantent les chœurs de Beethoven durant ces quelques minutes d'introduction alpines. C'est à dire, en latin, " prends pitié " ; comme une prière à la Nature, si immense et puissante face à la petitesse et la faiblesse de l'Homme. Il va sans dire que La Nature est étayé de part en part par une révérence pieuse - presque craintive - aux éléments de notre planète. Et pour cause.

Dès l'instant où l'orchestre se tait retentissent de formidables explosions, réduisant en poussière les montagnes si paisibles de l'introduction, les faisant imploser de l'intérieur par, tu l'auras deviné, des éruptions volcaniques. Pendant l'heure qui va suivre, le documentaire se mue en un gigantesque film-catastrophe bien réel, où les forces naturelles redoublent d'effort pour se surpasser les unes les autres dans un chaos audiovisuel digne de n'importe quelle apocalypse de synthèse.

Chacun leur tour, éruptions volcaniques, tsunamis, tornades, ouragans, orages diluviens, éboulements, séismes et avalanches emplissent l'écran et amènent la plus extraordinaire des destructions dans leur sillage. Des vagues incommensurables engloutissent des villes entières, des nuées de cendre ou de neige dévalent les flancs de montagnes, et c'est l'humanité dans son ensemble qui se met à trembler - il va sans dire qu'aller voir La Nature au cinéma juste avant de partir visiter l'Aiguille du Midi à près de 4000 mètres d'altitude n'est pas la meilleure idée que j'aie eue. C'est aux volcans que Péléchian revient le plus souvent dans son film, ce qui n'étonnera personne puisque ce sont, après tout, les plus grandes forces terrestres ; fuites du cœur-même de notre planète déjà immortalisées récemment dans Fire of Love.

Ce qui fait de La Nature un film à part, outre son sujet apocalyptique, est surtout la démarche expérimentale de son réalisateur. Aucune des images n'a été spécifiquement tournée pour le documentaire ; toutes ont été glanées pendant de longues années de recherche, puisées dans divers fonds d'archives ou aperçues sur Internet, et on reconnaîtra par exemple aisément quelques plans qui ont fait le tour du monde lors du tsunami de 2011 au Japon. Cet amalgame de séquences amateures entraîne ainsi une diversité de formats, allant de la pellicule au numérique, de l'image très haute définition au fichier pixelisé, trahissant volontairement l'origine éparse des plans du film.

L'ART D'ARTAVAZD

Dans ces conditions, le noir et blanc devient un outil particulièrement potent. D'une part, il permet une esthétisation des images rapportées, un choix artistique délibéré qui transforme de simples vidéos en cinéma. D'autre part, il permet de tisser un lien entre les différentes catastrophes ; puisque l'eau et la lave, la neige et la cendre, la pierre et la glace ne sont plus que des nuances de gris contrastant avec du gris plus sombre ou plus clair, uniformisant donc l'expression des forces de la Nature. L'affiche du film en est un parfait exemple, et pourrait représenter aussi bien les retombées d'une éruption volcanique, le sommet d'une vague géante ou un gros plan d'une avalanche.

Artavazd Péléchian n'est pas tant réalisateur qu'il est monteur. Héritant indéniablement de l'école des cinéastes de l'URSS, dont son Arménie natale faisait à l'origine encore partie, tout son art réside en la capacité à construire du sens uniquement par juxtaposition et contraste entre différentes images successives, à la manière d'un Vertov ou d'un Eisenstein, qu'il émule tout en imposant son propre style unique. La Nature, à l'exception des cinq ou dix dernières minutes qui s'égarent un peu trop, suit une ligne claire et construit un récit écologique sans la moindre trace de dialogue à l'horizon, ponctué uniquement par les grondements omineux de la Terre, qu'elle brûle, pleuve ou vente.

Le noir et blanc, la récupération d'images, le montage sont des constantes du travail du cinéaste, qui a livré au fil des décennies un filmographie brève (une dizaine de films à peine, majoritairement de court ou moyen-métrage) mais très cohérente. Pourtant, ici, quelque chose cloche. Comme l'étudie très bien Myriam Semerjian, le cinéma de Péléchian se fonde sur la figure de la spirale, de la boucle. Il signe son premier film, Au Début, en 1967, puis après quelques œuvres, Fin, en 1992. En 1993, il donne un point jusqu'alors final à sa filmographie avec Vie, dépeignant des femmes qui enfantent, et jouant métaphoriquement la carte de la renaissance pour revenir à l'origine de la boucle. Et pendant près de trente ans, ce schéma était parfait. Mais que vient donc faire La Nature dans tout ça ?!

Il n'est pas difficile de comprendre ce qui a inspiré le réalisateur arménien. Commissionné en 2005 par la Fondation Cartier pour un nouveau film, il a indéniablement été influencé par le tsunami de l'année précédente en Indonésie, premier désastre climatique de cette envergure à être si vastement filmé et retransmis, grâce à la prise d'ampleur de la vidéo numérique et l'arrivée des réseaux audiovisuels à l'instar de YouTube. Néanmoins, les raisons pour lesquelles il monte La Nature restent une énigme. Certes, les éléments stylistiques sont là, mais comme effacés - le montage, entre autres, est parfois répétitif, trop peu pour en faire une marque de style assumée, mais déjà trop pour ne pas le remarquer. Surtout, pourquoi faire un nouveau film au bout de trente ans, qui semble ne s'insérer nulle part dans une filmographie pourtant jusqu'ici parfaitement réfléchie ? Comme il s'avère, ce n'est que la première question d'une longue série que pose La Nature.

QUESTIONS DE DÉONTOLOGIE

Pour toute naturelle qu'elle soit, c'est bien une certaine forme de présence humaine qui fait d'une catastrophe une catastrophe. Une vague de 25 mètres à Nazaré, c'est un spot de surf. La même vague au Japon, c'est l'un des plus grand tsunami de l'Histoire récente. La différence, c'est que seule l'une des deux a fait des milliers de morts. En effet, les forces de la Terre sont en permanence à l'œuvre, mais c'est seulement lorsqu'elles causent des dégâts matériels et/ou humains qu'elles deviennent catastrophiques.

Et à n'en pas douter, la mort advient dans La Nature. Certes, aucun cadavre n'apparaît à l'écran, aucune image directe. Ce que l'on voit, en revanche, ce sont des gens se faire emporter par un courant auquel ils ne peuvent plus résister, ou un camion et son chauffeur pris dans un éboulement et tombant d'une falaise. Il ne fait absolument aucun doute, face à la violence des éléments, que ces personnes n'ont pas survécu une fois hors-champ. La question cruciale se pose alors : de quel droit Artavazd Péléchian réutilise-t-il ces images dramatiques ?

Or, pour que Péléchian se les réapproprie, il faut bien que quelqu'un filme ces images à l'origine. Et quelle est l'éthique de cet acte-là ? Dès que cette réflexion s'amorce dans l'esprit du spectateur, les personnes derrière ces images en apparence impersonnelles deviennent vite " visibles " à travers l'écran. Instinctivement, on voudrait que les caméramen improvisés viennent au secours de ces gens en détresse, mais on se rend bien sûr vite compte que toute tentative serait vaine voire dangereuse pour la vie de ceux qui sont, au moins provisoirement, en sûreté. Mais quand bien même ils ne peuvent les sauver, pourquoi filmer ? Et surtout, après avoir questionné le travail des images et leur provenance, reste leur destination. Quelle est la place du spectateur face aux images de catastrophes naturelles ?

De bien des façons, La Nature remet en cause un certain voyeurisme catastrophiste dont notre société, comme pour tout drame, est friande (Je repense ici une fois de plus à la morale de ). Ce qui se déroule n'est pas tant un documentaire sur les catastrophes climatiques qu'une interrogation de notre vision de ces catastrophes, dans tous les sens du terme. Rarement un miroir aussi clair a-t-il été renvoyé à mon propre regard, et je dois bien admettre que ces questions restent sans réponse. En définitive, on ne pourra jamais s'assurer que ces thématiques découlent directement d'une volonté cinématographique ou si elles ne sont que l'élaboration de mon expérience subjective du film. Mais il me semble en tous cas qu'au milieu de cette grande fresque aussi admirative que craintive sur les puissances qui secouent notre Terre, Péléchian en dit finalement plus long sur la nature... humaine.

LE MOT DE LA FIN

Artavazd Péléchian signe avec La Nature une dernière œuvre pleine de fracas et de majesté, parcourue par des images indélébiles des plus grands cataclysmes de notre planète. Des avalanches aux éruptions, des ouragans aux tsunamis, chaque spectacle naturel est plus grandiose, plus puissant, plus extraordinaire que le précédent. Mais en dépit de cette beauté, quel est le prix à payer pour ces images ?

- Arthur

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