par Edmond Dantès
Au bon vieux temps des soviétiques, il existait une discipline assez pointue qui s’appelait la « kremlinologie ». Les kremlinologues décortiquaient les colonnes de la Pravda armés de loupes et de microscopes, à l’affût du moindre adverbe plus haut que l’autre. Ils pouvaient déduire de telle formule si tel apparatchik était en partance ou non pour le goulag. Ils pouvaient aussi, en fonction des adjectifs, déterminer quel coefficient multiplicateur était utilisé pour la présentation de tel ou tel résultat économique. Ces Champollion étaient fascinants. Ils projetaient une petite loupiote sur les mystères épais
de l’empire de l’ombre.
Aujourd’hui, sous le règne de la momie démocrate Joe Biden (un Brejnev avec prompteur), on aurait bien besoin de washingtonologues. Qui dirige vraiment le bateau ivre sur le Potomac ? Plusieurs hypothèses intéressantes émergent (pardon pour le jeu de mots) à propos du sabotage des gazoducs russes de la Baltique reliés à l’Allemagne.
L’une d’elles, exposée par des observateurs américains indépendants (il y en a), avance qu’une branche particulière des néoconservateurs, disons le canal historique (appelé les straussiens, de Leo Strauss), aurait obtenu gain de cause auprès de Joe l’Afghan. Une obsession de ces ex-trotskistes devenus grands gourous en stratégie internationale vise à bloquer toute tentation allemande de rapprochement économique avec la Russie, mais aussi à détruire la capacité industrielle des Teutons adossée au gaz pas cher des Popovs. L’idée étant de maintenir les États-Unis (et sa « destinée manifeste ») dans sa suprématie mondiale.
Avant d’aller plus loin et pour la forme, bouclons dans une pièce tous les autres usuals suspects. Le problème étant que, quels que soient leurs mobiles (et ils en ont, en particulier les Polacs qui n’ont jamais digéré le Nordstream 2 doublonnant le Nordstream 1, qui relient directement l’Allemagne au gaz russe), personne ne peut imaginer les Polonais, les Britanniques, les Danois ou les Suédois (ou les quatre réunis) agir sans l’ombrelle et le feu vert américains.
Restent les Russes. C’est risqué, mais on va prêter l’intelligence à nos dirigeants européens de n’accorder qu’un crédit limité à cette hypothèse débile, celle d’un auto-sabotage russe de son formidable levier de puissance sur l’ouest, et source de revenus importante. Les Russes ont certes poussé très loin l’art de la ruse, mais son niveau de sophistication s’arrête là où commencent le réel et le retour sur investissement.
Selon l’hypothèse citée plus haut, les Allemands et les Russes étaient en pleine négociation secrète à propos du gaz. Les Polonais auraient alors joué une fonction exécutive dans l’opération de sabotage, le top départ étant donné par les États-Unis, qui assuraient la coordination avec le Danemark et la Suède. (Les Britanniques sont absents de ce scénario, ce qui est étonnant, mais il est vrai que Liz Truss est pleinement concentrée sur son objectif de faire couler son pays en moins de deux mois au pouvoir, record à battre).
Le scénario est intellectuellement stimulant, mais cela reste un scénario. On verra bien (heu, en fait non, on ne verra rien : on ne saura jamais).
Ce que l’on sait, c’est que l’Allemagne est mal barrée et que les autres pays européens, dont le nôtre, vont suivre de près la locomotive industrielle de l’Union européenne. Ce qui s’est passé, c’est un acte de destruction de la vie économique et des entreprises d’une région du monde. Les questions monétaire, sociale et politique viendront vite derrière.
Nous savions que l’Europe n’était plus un acteur mondial, mais un enjeu régional entre Américains et Russes. Mais de là à être réduits au rang de servage, il y avait quand même un pas. Il a été franchi, tout comme a été franchie l’extension du conflit ukrainien hors d’Ukraine. D’où le changement de concept. Nous allons passer de l’Ukraine dans l’Union européenne à l’Europe ukrainisée. Quand on connaît, même de loin, la situation ubuesque et catastrophique de ce pays, quand on connaît le martyre que subit son peuple depuis l’invasion russe, la perspective est enthousiasmante.
Devant ce tableau, évacuons rapidement le minable clapotis produit par nos médias (un gros titre gêné aux entournures et puis s’en va) : nous sommes habitués, nous payons même des impôts pour leurs forfaitures. Parlons plutôt de nos dirigeants car il y a de quoi être estomaqué par leur fermage de bouche.
A-t-on vraiment mérité cela ? Non.
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