Progrès. Les catastrophes naturelles, industrielles mais aussi politiques et sociales, qui, dans l’agenda de nos effrois d’une époque sens dessus dessous, relaient dans nos mémoires les désastres de la guerre et les pestes d’antan, donnent lieu à maints retours d’expérience(s). Vous souvenez-vous de la formule de Paul Valéry concernant le royaume de France au temps de Montesquieu avant 1789? «Le corps social perd tout doucement son lendemain», analysait l’écrivain, poète et philosophe. Le bloc-noteur ne fantasme pas : nous ne sommes très vraisemblablement pas à la veille d’une révolution – au mieux évoquerait-il une (r)évolution –, et la société française baignant dans le capitalisme libéral est fort différente de celle du XVIIIe siècle, dont les fabuleux soubresauts portaient de lourdes menaces tout en soulevant, comme un feu jaillissant, de grandes espérances. Pour autant, le sentiment de «perdre son lendemain» n’a sans doute jamais été aussi puissamment perçu, intégré, redouté. Par là, admettons qu’une transformation considérable s’est opérée en une quarantaine d’années quant à la façon dont nous pouvons représenter l’à-venir et avoir prise sur lui. Résumons: au début des années 1970 encore, cet à-venir se définissait, se «lisait» sous le signe du progrès social, que rien ni personne ne pourrait enrayer puisque cette construction conceptuelle et pratique ne prenait pas sens que dans la théorie simplement ancrée dans une téléologie de l’Histoire, mais bien dans les luttes, les conquêtes, etc., le tout en héritage des grandes théories qui changèrent les hommes.
Peurs. Depuis le mitan des années 1990, pour schématiser, nous portons le diagnostic d’un « effritement » de la société salariale pour caractériser les effets d’ensemble des transformations en cours. Évidemment, la structure d’une formation sociale demeure, mais elle s’effrite, se détériore – ce qui, de fait, a suscité nombre de débats enflammés sur la « survalorisation » quasi hystérique de la «valeur travail», ce qui mérite d’être sondé sans relâche. Le regretté sociologue Robert Castel avait prévenu, dès le milieu des années 2000: «Aujourd’hui, on peut et on doit s’interroger plus avant sur l’installation dans une précarité qui pourrait constituer un registre permanent des relations de travail, une sorte d’infra-salariat au sein du salariat.» Nous y voilà, ce qui explique en grande partie la fameuse «montée des incertitudes» qui lamine la société dans ses profondeurs: peurs du lendemain (on tourne autour), impression de «déclassement», nouvelles générations à la dérive sociale, dérégulations généralisées du travail, pauvreté, etc. D’autant que l’espérance d’une organisation alternative de la société, si elle reste fortement présente dans les esprits, paraît moins « collectivement » partagée dans ses grandes lignes qu’auparavant.
État. Pourtant, les signaux d’alarme sont là, bien réels. Avec les crises multiples (Covid, sociale, financière, énergétique, environnementale, etc.), le niveau de mécontentement général des citoyens de notre pays reste très élevé, comme le montre la dixième vague de l’étude « Fractures françaises », réalisée cette semaine par Ipsos & Sopra Steria pour le Monde, la Fondation Jean-Jaurès et le Cevipof. En résumé? Un corps social en colère. Grosse colère, même. Notons que les Français se disent plus préoccupés par les sujets économiques et sociaux que par les questions identitaires. Retenons ces chiffres : les difficultés liées au pouvoir d’achat (54%) arrivent loin devant la protection de l’environnement (34%) ou l’immigration et la délinquance (seulement 18%). Significatif aussi, les personnes interrogées sont largement conscientes des discriminations et jugent très majoritairement (80%) que le racisme est présent en France. Enfin, une courte majorité (55%), mais une majorité quand même, souhaite également un État interventionniste pour relancer la croissance. En somme, un État social «actif» est réclamé de-ci, de-là, comme promoteur du droit qui réaliserait la gageure de redéployer les protections dans les interstices de la société, jusqu’au monde du travail. La conscience est toujours là. La question de classe aussi, en vérité.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 7 octobre 2022.]