Fil narratif librement tissé à partir de : une peinture de Bruno Vandegraaf – Eirene Efstathiou, Domestic Stratigraphy, galerie Irène Laub – deux peintures d’E.D.M. – Kevin Laland, La symphonie inachevée de Darwin, La Découverte 2022 – des souvenirs, des jardins…
La visite et la malle
Des voix dans la ruelle, une conversation, des hommes et femmes approchent, une visite imminente. Quelques secondes de panique puis, dès le premier visiteur entré dans le cadre, l’apaisement, il retrouve vite les automatismes de la civilité. Du reste, les salutations sont amicales, on le charrie affectueusement sur son installation de « baraqui », « l’homme qui a une maison mais campe sous les étoiles, en toutes saisons ». Il distribue des tasses et des verres, fait circuler un thermo et une bouteille de jus de pommes (« ses » pommes pressées à la coopérative). Celle qui fait office de présidente de l’association : « On pensait organiser une processions, prochainement, t’es partant ? ». (Les processions sont organisées selon les envies et les besoins des unes et des autres.) « Mais oui, bonne idée, en plus, on devrait recevoir sous peu quelques primeurs de vignerons d’en bas ». Le groupe lui demande alors, et c’est le véritable objet de leur venue, s’il pourrait suggérer des peintures ou images à intégrer au parcours pour en renouveler le récit et le potentiel combinatoire. Il extirpe alors de l’intérieur, après fouille et déplacement de divers meubles et autres archives encombrantes, une grande malle métallique. Il est seul à en connaître l’usage colonial par ses grands-parents, genre de bagage de déménageur qu’utilisaient tous les coloniaux. Il y a rangé les quelques œuvres achetées ou reçues lors de sa « vie active » (comme on dit, à savoir période où il gagnait assez d’argent pour acquérir, de temps à autre, une œuvre lui tapant dans l’œil). Tout en sirotant café et jus de pommes, les visiteurs et visiteuses déballent, découvrent, commentent, admirent, rejettent, installent une sélection contre le mur, au pied d’un arbre, sur la balustrade, laisse la lumière jouer dessus, discutent du choix, des endroits où les placer, des liaisons avec les œuvres qui resteraient dans le parcours…
Le talus
Après cet interlude de socialisation impromptue, un vide angoissant le submerge, comme ramené brutalement à la crudité du « que faire de mon temps, des heures qui passent, jusqu’à une certaine délivrance ? ». Bon dieu, il croyait avoir réglé ça depuis longtemps, un rien l’y ramène, de façon complètement irrationnelle. Il s’enfonce dans la végétation, emportant vieux gants, sécateur, bêche (ayant appartenu à son grand-père, jardinier). Il choisit un coin éloigné, auprès d’un néflier, pour s’accroupir, regarder le sol, et « faire quelque chose ». Pas vraiment « jardiner », ce n’est pas « son » jardin, plutôt se laisser « jardiner » par la nature immédiate. Pas « nettoyer », pas mettre en ordre. Juste chercher un agir de régulation, équilibrer la frontière entre la poussée sauvage et son espace vital, limiter l’exubérance des ronces, repousser l’invasion des fruits et graines qui germent en folle épinière de châtaigniers, chênes, frênes, aubépines, noisetiers, freiner les lianes qui gagnent les branches du néflier, réduire la paille aplatie qui étouffe le sol pour que les graminées reviennent, que le trèfle refleurisse, ramasser le bois mort, le préparer pour le feu, scier de vieilles planches qui trainent là depuis toujours sous le lierre, vestiges de volets, de portes et châssis pourris. Peu à peu il s’intègre au fouillis. Il découvre le jardin sous un autre angle. Fondu dedans, les oiseaux circulent sans se préoccuper de lui. Le bruit de la scie ne les effraie pas, ils l’adoptent. Il observe, découvre un bout de la terrasse, la tête épanouie d’un cognassier fier de ses fruits jaunes inaccessibles – presque des idées de fruits d’or de contes et légendes -, il regarde son lieu de vie comme de l’extérieur, en étranger décentré, comme s’il filmait les traces de la manière dont il a organisé son existence quotidienne dans ce petit coin de nature. Traversé, bougé par le point de vue de toutes ces choses qui s’adaptent à sa présence. Un sentiment magique de présence-absence dû à l’immersion – toujours surprenante, toujours féconde – dans le talus enchevêtré de Darwin. « Charles Darwin, contemplant la campagne anglaise depuis son bureau, à Down House, pouvait songer avec satisfaction qu’il avait développé une vision convaincante des processus par lesquels l’étoffe délicate du monde naturel s’était tissée. Dans le passage final de L’Origine des espèces, peut-être le plus célèbre et certainement le plus évocateur de l’ouvrage, il dit avoir contemplé un talus enchevêtré, peuplé de plantes, d’oiseaux, d’insectes et de vers, dont le foisonnement manifestait une cohérence complexe. » (p.14)
L’auréole bleue
C’est ce genre de coup d’oeil – du sein du talus enchevêtré où l’on fait l’expérience, depuis le foisonnement des choses, d’un regard extérieur sur le récit humain – qui agence la peinture finalement retenue par le groupe pour diversifier la procession. Un décor de jardin, peint sur bois, rebut de plancher coupé en petits formats carrés. Cadeau d’un ami. Ce qui se passe dans ce jardin est surpris d’entre les feuilles qui le bordent. La singularité de ce paysage domestique lui est à la fois étrangère – il la découvre pour la première fois – et profondément familière – il sait avoir vécu des moments agréables dans un écrin de verdure qui ressemble à ça. Il s’y voit encore. Il ressent, comme venant de lui, les coups de pinceaux qui guident la contemplation de ce théâtre d’instants partagés hors du temps, forcément déjà éventés. Ils continuent néanmoins, s’éloignant imperceptiblement, à émettre leurs ondes dans la tête, suscitant l’espérance que reviennent d’autres semblables, les mêmes et jamais pareils. Ce qui se passe dans ce jardin.. quand on n’y est plus.. que reste-t-il dans l’air de nos humeurs joyeuses, hédonistes, qui y ont fleuri ? Flux et reflux mélancoliques. Une coulée sombre rampe agile et reflue emportant quelques flaques de soleil. Une brise mélange ténèbres et lumières végétales. Opacité et transparence se figent. Un catalpa planté comme une toupie-parasol entame un mouvement de derviche, agitateur de chlorophylle et particules solaires. L’artiste : « Oh, cela ne m’a pris que quelques minutes ! » Tout va très vite, l’intuition qu’il y a là quelque chose à peindre, la cristallisation d’une image mentale à faire remonter, la main qui travaille couleurs et formes. Avec cette vitesse d’exécution, quelque chose qui échappe à l’œil nu est saisi. La palpitation pulmonaire de ce coin de verdure, brassant la nuit et le jour, la mort et la vie. Au sol, un cercle bleu, rembourré, irrégulier, tombé du ciel, sorti de terre ? Auréole chue qui évoque la vie de plein air, le barbotage et l’insouciance que clôture la fin de l’été. Ces piscines jouets qui rendent l’âme à l’automne, se dégonflent, se transforment en marres d’eau croupie, feuilles pourries, humus. L’anneau d’un miroir flottant ne reflétant que l’insondable. Un trou noir. Là, au fond du jardin paisible, la mutation d’un objet banal en truc étrange, équivoque, incontrôlable. Que va-t-il surgir de ce puits d’encre ou que va-t-il absorber, subrepticement, peu à peu, chaque fois que l’on détourne le regard ? Point de fuite où tout s’engloutit, ce que l’on cherche à retenir, les joies, les plaisirs, et que l’on sent filer trop vite, s’échapper, nous précéder dans le néant. Anéantissement en partie toujours inconcevable – tant que l’énergie vitale prédomine -, en partie drainé par des réminiscences troublantes du foyer, qu’il désire inlassablement retrouver, visitant en rêve sans cesse les diverses maisons de sa vie d’habitant, dont il entretient la perte comme seule possibilité de retrouvailles. Confusion.
Le rocher et les neurones
Les dessins de surfaces rocailleuses d’Eirene Efstathiou lui évoquent ces ramifications, ces strates mémorielles où se conserve la matrice du foyer d’où rayonne nostalgie et mélancolie primales. Elle retrace et explore la surface géologique où, historiquement, reposait la maison familiale, selon un contexte grec bien spécifique. Elle copie la roche telle qu’elle subsiste, vestige de son passé, ou elle la reconstitue de mémoire, telle que sa minéralité s’est exportée en elle et a développé dans ses entrailles cérébrales, ses gemmes et sa plasticité cristalline. « Athènes compte de nombreuses collines et certaines maisons construites avant 1960 reposaient directement sur la roche, les constructeurs ne voulant pas prendre en charge le coût de l’excavation », (Feuillet de la galerie). La cartographie infinie de cette écorce rocheuse, avec mousse, lichens, lianes, brindilles, déchets végétaux renvoie aussi à l’insondable du talus enchevêtré, sa profondeur géologique. La maison n’était pas seulement sur le sol mais aussi là-dedans, dans le talus. Ou elle a glissé via les souvenirs, devenant foyer-talus. Ce foisonnement de traits, de lignes, d’accidents, de reliefs suggère les rêves et récits que l’on secrète du fait d’être corps dans le corps de la maison familiale, arrimé en un point spécifique de la planète. Rêves et récits spontanés – en partie transmis, en partie auto-générés- forment ancrage et corporéité de racines d’un imaginaire personnel, mais toujours déjà pluriel et complexifié, puisque tributaire d’une cellule habitée par plusieurs individus soucieux de s’assurer un enracinement salutaire, solidaire et concurrent à la sois. Ce lieu a disparu, physiquement. L’urbanisme a « remplacé ces maisons construites sur les rochers par des immeubles ». Parmi ces nouvelles constructions, l’artiste documente un lieu précis où elle a identifié le fantôme de la maison de son enfance, qui hanterait à présent le volume d’un bâtiment plus récent, sans âme. En tout cas usurpateur. Et ses dessins de rochers dès lors figurent le déracinement, l’enracinement perdu. Mais dessiner ça avec une telle précision à la manière d’un autoportrait, c’est développer un répertoire d’images par lequel former racines dans le déracinement même. Ces images organologiques déploient l’équivalent d’un texte fondateur fait de cicatrices couturant la surface par laquelle habiter performait une adhérence, une adhésion. Une perméabilité entre le vivre et l’assise offerte par la spécificité du sol, géologique, esthétique et historique. Ce sont des gravures oniriques qui rendent compte de deux parties, jadis soudées, comme l’anémone de mer sur son rocher, à présent arrachées l’une de l’autre, à jamais, mais restant en miroir. Ces dessins sont à présent le roc virtuel où l’artiste continue à bâtir sa façon d’habiter le monde. Ils ont une certaine dimension placentaire, ou magma de cellules en gestation, gelée de neurones. Des amas de formes ou s’esquisse une architecture synaptique. Hybridations stylisées. Dans l’art d’observer ce qui particularise cette niche écologique, un catalogue de connaissances s’est formalisé, pas verbales mais iconologiques, et qui aide l’individu qui en jouit à se situer, à se déplacer, à interagir avec ce qui l’entoure. Ces physionomies de roches ne pouvaient qu’inspirer, par empathie, des tournures d’esprits, des complexions sensibles leur ressemblant, copiées, avec constitution de caractères et syntagmes inconscients, similitudes et correspondances au niveau des intuitions cognitives. La gestation et l’évolution d’un esprit et de ses organes sont forcément écologiques.
Le bosquet poumon
S’apaiser en allant vers le foyer. Rentrer dans le bois, avancer, s’assoir. La masse de feuilles vertes, parfois tachée de rouille, freine la lumière, la filtre et la décompose, la fait dégoutter en pâte vitreuse. Elle coule et, à la manière d’un brouillard épais s’accrochant aux branches, elle s’amalgame aux écorces, liquéfie la surface des troncs qui en deviennent presque immatériels, faisceaux de sève tremblée dans l’atmosphère. Le bosquet obscur absorbe la lumière dans ses fibres végétales, ses mousses spongieuses, ses fougères séchées, ses amas de branches mortes, et la régénère lentement. Il s’y opère une fascinante fusion crépusculaire. Le temps est suspendu. Il est difficile d’établir une distinction entre soi et ces grands spectres fibreux de grands arbres, sans contours fixes. Esprits végétaux polymorphes. C’est une niche qui dispense le calme du bout du monde. Il n’y a plus de ciel direct. Les colonnes vibrantes barrent la vue. Regarder, distinguer. En voir le moins possible et, dans ce moins, chercher les horizons vierges. La matière entre dans l’oeil, naissante et agonisante. Confusion fibreuse. Le bosquet emplit son office, lentement, par une trouée, là-bas, il libère une clarté qui s’éloigne aussitôt ; il expulse à son orée, de quoi tisser un rideau de bleu céleste. Cette recréation fragile de la lumière, au compte-goutte, semble mettre à contribution la respiration contemplative de qui vient, discrètement, se lover à l’unisson, dans les bras du bosquet.
Pierre Hemptinne