Une ouvrière au temps des impressionnistes

Publié le 23 septembre 2022 par Ludivine Gaillard @mieuxvautart

Comment vivait une femme issue de la classe ouvrière dans la seconde moitié du XIXème siècle ? Quels métiers pouvait-elle exercer ? Quels étaient ses loisirs ? Comment les artistes ont-ils représenté ces femmes ?

Le dimanche 2 octobre 2022 la ville de Pontoise (Val d’Oise) propose une riche programmation autour du thème des guinguettes au XIXème siècle. Majoritairement fréquentées par des membres de la classe ouvrière, je vous propose une plongée dans le monde ouvrier de cette seconde moitié du XIXe siècle, aux côtés de ses membres féminins jusque dans les lieux emblématiques de la « bohème artistique » tels que les bals et les guinguettes ! Cet article est en partenariat avec « Destination impressionnisme », à l’occasion du festival Automne impressionniste qui se déroulera du 1er octobre au 30 novembre 2022 dans le Val d’Oise. Retrouvez toute la programmation à la fin de cet article !

Être une femme de la classe ouvrière durant le boom de l’industrialisation

En 1848, alors que la Monarchie de Juillet s’effondre et cède la place au Second Empire, l’industrie française connaît un développement sans précédent. Ainsi, la classe ouvrière tout comme celle de la bourgeoisie s’étoffent fortement ; d’un côté, « les petites mains », de l’autre les nouveaux grands patrons. Cette émulation provoque un exode rural, les villes offrant de multiples nouveaux emplois notamment dans les usines. Des familles entières mais aussi des personnes seules, dont des jeunes femmes, quittent ainsi leur campagne en quête d’un nouveau travail.

Interior from Hjula weaving Mill, Peters, 1886, pastel, 42x52cm, National Museum of Art, Oslo

Les femmes sont principalement employées dans des usines de textile, puisque cela sied bien à leur genre et leurs salaires sont bien évidemment plus bas que ceux des hommes, jusqu’à moitié moins… (de belles économies pour les employeurs !) Car l’homme ouvrier perçoit un salaire pour subvenir aux besoins de son foyer. Le salaire de l’épouse est quant à lui considéré par son employeur et par l’opinion générale comme un petit complément au budget familial. Le premier rôle d’une femme étant de s’occuper de la maisonnée et des enfants… Aussi, cela induit le fait qu’une femme ne peut être célibataire et doit forcément dépendre d’un homme pour correctement subvenir à ses besoins !

Intérieur de l’usine Rousset : atelier de piqûre des chaussures de femmes et de fillettes (fin du XIXe siècle)
Archives départementales de Loir-et-Cher, 3 Fi 8623

Alors qu’elles sont exclues des syndicats masculins, des femmes vont créer les leur pour revendiquer de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés, allant jusqu’à organiser des mouvements de grève. Mais en faisant la grève « on se fait remarquer », les femmes étant censées être « dociles », le patron ne pouvait en aucun cas admettre ce genre de rébellion. Leurs familles en éprouvaient une certaine honte, et l’opinion publique oscillait entre une certaine condescendance et des moqueries. Comme l’écrit Michelle Perrot : « Les grèves de femmes menacent la société patriarcale qui ne leur reconnaît pas plus cette faculté que le droit au travail. » Faire grève c’est oser braver l’opinion en sortant sur la place publique pour manifester son mécontentement ; les femmes se « donnent en spectacle » au sein d’une société qui ne pouvait ni le supporter, ni l’admettre. La presse en remet une couche en les ridiculisant, les associant à des hystériques et/ou à des idiotes. À ce propos, je pense aux corsetières révoltées dont la grève fut nommée « la guerre des dessous »…


Les journées à l’usine sont très dures pour les hommes comme pour les femmes : les machines sont dangereuses et les accidents fréquents, le bruit qu’elles émettent est incessant et les journées sont longues. Une fois rentré.es chez eux, les ouvrièr.es se retrouvent dans des petits logements, insalubres et dont l’espace est souvent saturé par les membres de leur famille. Si elles ne trouvent pas d’emploi dans une usine, ces femmes se tournent alors vers des métiers tels que fleuriste, blanchisseuse, lavandière, modèle pour artiste, domestique, modiste ou encore crémière.

Les Lavandières de la Seine, Andrès Santa Maria, fin XIXe siècle, huile sur toile, Museo Nacional de Colombia The Dream Window in the Old Liselund Castle, Georg Achen, 1903, huile sur toile, 71x49cm, Aros Aarhus Kunstmuseum

J’aime particulièrement le tableau ci-dessus du peintre danois Georg Achen (1860-1912) car il rend parfaitement compte de la solitude dont souffraient certaines jeunes femmes employées comme domestiques. « Montées à la ville » pour y gagner leur vie, elles s’éloignaient de leur famille et de leurs ami.es. Arrivées sur place, elles pouvaient retrouver des connaissances de leurs parents qui les prenaient sous leur aile mais une fois embauchées dans une maisonnée, elles faisaient alors corps avec cette dernière, prises dans le tourbillon des tâches qu’on leur assignait. La plupart du temps cloîtrées car sollicitées à tout moment de la journée, loin de leur famille, leur vie sociale était assez limitée. Cette jeune femme, regardant par la fenêtre, paraît ainsi être plongée dans une certaine mélancolie, contemplant un monde extérieur auquel elle prend peu part.

La Demoiselle de magasin, Tissot, 1885, huile sur toile, 146x101cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario

James Tissot (1836-1902), quant à lui, rend compte de l’arrivée massive en ville de femmes en quête d’un nouveau travail avec cette scène qui se déroule chez une modiste (vendeuse de vêtements féminins). La seconde moitié du XIXème siècle connaît l’apparition des premiers grands magasins tels que Le Bon Marché ou encore Le Printemps. L’industrie textile permet de produire plus vite et en plus grande quantité : on s’arrache les dernières pièces à la mode puisqu’elles deviennent plus accessibles d’un point de vue financier. Pour répondre à cette demande, de nombreuses femmes montent à Paris pour prêter main forte dans les usines mais aussi au sein des boutiques. Cet afflux d’une nouvelle population féminine ne manque pas d’en émoustiller plus d’un… Comme on peut l’observer dans ce tableau où un homme en vitrine fixe sans aucune gêne une employée de la boutique !

Mais dans les classes populaires, tout en bas de l’échelle, se trouvent celles qui sont réduites à vendre des petites marchandises sur les trottoirs. Exposées dans le monde urbain, elles deviennent des proies faciles, victimes d’agressions, notamment sexuelles. Aussi, pour compléter leurs maigres revenus, beaucoup se tournent vers la prostitution qui connaît en cette seconde moitié du XIXème siècle « un boom » sans précédent. Le fait d’associer un corps de femme statique, dans la rue, à un corps disponible pour les hommes se retrouve dans l’art où les marchandes de rue peuvent être grimées en belles pépettes aguicheuses comme on peut l’observer dans ces deux tableaux (1899 et 1908) d’Eugène de Blaas :

La pauvreté y est fantasmée puisque ces deux personnages sont des jeunes femmes apprêtées et exposant leurs charmes. Elles vendent des fruits, des pots, des cruches dans l’espace public ? Et bien leur corps est aussi à la disposition du premier intéressé ! De plus, le décor semble prendre place dans un pays du sud de l’Europe (très probablement l’Italie). La fantasme y a une nouvelle fois toute sa place, les femmes méditerranéennes étant alors perçues comme des femmes « au sang chaud » et « naturellement sensuelles »…

Une Mendiante, Hugues Merle, 1861, Musée d’Orsay.

En parallèle, des artistes s’attachent à représenter des scènes urbaines qui inspirent la pitié, où prennent place des enfants seuls ou accompagnés de leur mère. Car l’important exode rural dû à l’industrialisation provoque une surpopulation des villes et une augmentation de la pauvreté. C’est une réalité sociale qu’artistes et écrivains (Victor Hugo, Émile Zola) se sont attachés à décrire dans leurs oeuvres au sein du « mouvement réaliste ». En art, ces scènes sont produites pour provoquer la pitié chez le spectateur bourgeois, souvent avec beaucoup de sentimentalisme comme c’est le cas avec cette Mendiante d’Hugues Merle. Regardez, elle avait tout pour elle, jolie comme un coeur, pure comme une blanche colombe, mais elle se retrouve dans les bas-fonds de la ville à faire la manche, exposée à tous les dangers… Le regard et la main dirigés vers le spectateur nous prennent à parti, augmentant le frisson où se mêlent un sentiment de pitié et une envie de sauver cette jeune fille pour la mettre à l’abri.

Bals & guinguettes : lieux de détente pour les ouvrières, vivier d’inspiration pour les artistes

Alphonse Mucha et son modèle, vers 1900

À Paris, dans le milieu ouvrier, le métier de modèle professionnel est l’un des mieux payés mais il est sujet à des controverses. Dans les esprits, une femme qui pose nue pour un artiste n’a aucune pudeur et fait certainement commerce de son corps (ce qui pouvait parfois arriver). C’est pourquoi, pour ne pas heurter la bienséance, les mères des jeunes filles aspirant à poser, échangeaient directement avec les artistes voire assistaient aux séances de poses, veillant à ce que leur progéniture ne se retrouve pas les fesses et/ou les seins à l’air. Ainsi, beaucoup d’artistes se tournaient vers les prostituées pour pouvoir représenter à leur guise des femmes dénudées. Ce qui contribuait à renforcer l’amalgame entre le métier de modèle et celui de prostituée…

Jeune fille endormie, 1880, Pierre-Auguste Renoir, huile sur toile, Sterling and Francine Clark Art Institute


Le peintre impressionniste Pierre-Auguste Renoir (1841-1919) était parfaitement au fait de ces réticences et avait mis au point quelques stratagèmes. Alors qu’il habitait sur la butte de Montmartre, quartier essentiellement ouvrier, il se rendait régulièrement dans des bals et guinguettes – notamment au bal du Moulin de la Galette – pour y trouver ses modèles. Sur place, il se révélait charmant, rassurant, et allait même jusqu’à distribuer des accessoires à la mode pour les offrir aux jeunes femmes qu’il souhaitait peindre.
Cette façon de procéder était assez bien vue de la part de Renoir puisque les bals, les cabarets et les guinguettes étaient les rares lieux de loisirs où la classe ouvrière se rendait. Les jeunes femmes y étaient détendues et d’humeur festive donc plus ouvertes à la discussion, notamment sur des propositions quelque peu « osées » même si, comme le raconte Georges Rivière, biographe et ami de Renoir : « Elles redoutaient d’être assimilées aux modèles professionnels, habituées aussi du Moulin et qu’elles reconnaissaient, reproduites toutes nues, dans les toiles exposées chez les marchands de tableaux de la rue Laffitte. »

Bal du Moulin de la Galette, Renoir, 1876, huile sur toile, 131 x 175 cm, Musée d’Orsay

Le biographe rapporte que le Moulin de la Galette possédait une salle de bal où un orchestre jouait sur une estrade. Et comme on peut l’observer dans le tableau de Renoir ci-dessus : « Derrière l’estrade de l’orchestre il y avait un jardin, une cour plutôt, plantée d’acacias rabougris et garnie de tables et de bancs. Le sol, fait de gravats, était dur et assez uni pour que l’été on y pût danser en même temps que dans la salle, ouverte alors de tous côtés. » Le dimanche, le bal ouvrait dès quinze heures jusqu’aux alentours de minuit. D’après Rivière, le public était en grande partie composé d’habitant.es de Montmartre, réunissant toutes les générations : « La clientèle habituelle du Moulin se composait, en majeure partie, d’employés habitant le quartier, de nombreux artistes montmartrois et de quelques étudiants. Les jeunes gens et les jeunes femmes qui venaient au bal étant toujours les mêmes, tous se connaissaient plus ou moins et une certaine camaraderie s’établissait entre eux. » L’ambiance était conviviale, les familles s’attablaient autour de galettes, de vins ou de bières, laissant la place aux jeunes gens pour mener la danse.

Un dimanche chez Lebreton, années 1900, carte postale

Ces rencontres en famille, entre amis, dans un cadre bucolique et en musique, connaissent un véritable essor dès les années 1880, notamment hors des murs de Paris. Cela est en partie dû au développement des transports, notamment celui du chemin de fer. Ainsi, sur les bords de la Seine, de la Marne et de l’Oise, fleurissent des guinguettes où les robes virevoltent au son de musiques entraînantes, les talons claquant sur le plancher, où le vin coule à flot et où l’on ripaille jusqu’à minuit passé au milieu de conversations animées. La journée, le soleil fait miroiter l’eau dont les reflets se déposent sur les visages et les habits et une fois la nuit tombée, les lumières artificielles parent les cours d’eau de scintillements dorés. Ce sont ces effets de lumières et ces loisirs « dans l’air du temps » qui ont attiré les peintres de la modernité qu’étaient les impressionnistes. En particulier Renoir, dont les toiles sont de véritables témoins de ces événements à la mode qui prenaient place dans un milieu champêtre et où se mêlaient parfois ouvrier.es et membres de la bourgeoisie.

Le Déjeuner des canotiers, 1880, Renoir, huile sur toile, 1.3×1.73m, The Phillips Collection

La Vallée de l’Oise, véritable terre d’artistes depuis le XIXème siècle, propose cette année la première édition du festival Automne Impressionniste qui se tiendra du 1er octobre au 30 novembre 2022. Les municipalités de Pontoise, d’Auvers-sur-Oise et de L’isle-Adam vous invitent ainsi à partir sur les traces d’artistes tels que Pissarro, Daubigny, Cézanne, Van Gogh qui se sont immergés dans cette région bucolique pour en restituer toute sa richesse.

Pour plonger le temps d’une soirée dans l’ambiance conviviale et festive des guinguettes de la toute fin du XIXème siècle, la ville de Pontoise propose le dimanche 2 octobre une programmation aux petits oignons :

Vous pourrez ainsi confectionner votre propre canotier, couvre-chef emblématique des fêtards et promeneurs du bord de l’eau, ou encore vous faire tirer le portrait comme au XIXème siècle par la photographe de talent Justine Montmarché. L’association Arts et chiffons participera à cette plongée dans le passé en vous proposant des reconstitutions de tableaux et une déambulation costumée. Et dès 15h30, Le Bal perdu ouvre ses portes pour danser sur les musiques de l’Ensemble Art Sonic et s’imaginer le temps d’une danse dans la peau d’un.e pontoisie.nne du XIXe siècle ! Si vous souhaitez vous cultiver tout en passant un agréable moment, de 15h à 16h30, embarquez pour une croisière commentée sur le thème des impressionnistes.

Vous pouvez découvrir l’ensemble de la riche programmation du festival Automne impressionniste en suivant ce lien : ici
Ateliers, escape game, conférences, visites d’expos à la lampe torche et d’autres surprises vous attendent !

Sources

• Duby Georges, Perrot Michèle, Histoire des femmes en Occident – Le XIXe siècle, Perrin, Paris, 2013
• Perrot Michèle, Les femmes, silence de l’Histoire, Flammarion, Paris 2001
• Perrot Michèle, Mon histoire des femmes, Points, Paris, 2008
• Rivière Georges, Renoir et ses amis, 1929