"Je me saisis de l’image des poètes de la même façon que j’utilise des images mythologiques ou religieuses, comme des mythes laïques, des icônes païennes. Ceux qui, coûte que coûte, ont voulu, à la suite de Hölderlin, habiter le monde poétiquement. Leur portrait comme un signe culturel témoigne souvent combien ils ont incarné les aspirations, les drames, les tensions qu’ils ont traversés, combien ils portent les stigmates de leur époque. Comme si leur visage disait tout leur destin. En tout cas, j’essaie d’œuvrer à ça. Quand la poésie refuse d’être un ornement, elle garde trace des expériences vécues et des risques pris. Elle dit le réel mais en le révélant comme plus vaste, et d’une prodigieuse intensité. Elle conjugue visible et invisible, sursauts intimes et songes partagés. Elle s’impose comme le chant profond des vivants qui ne renoncent pas aux effractions, aux abîmes, aux combats, ni aux enchantements de la vraie vie. "
Ernest Pignon Ernest
Que voyons-nous ?
Le visage d’Artaud devenu le Momo, c’est-à-dire déclaré fou, délirant, enfermé et éructant des années encore nous apparaît sous le trait précis du grand Ernest Pignon-Ernest, cet artiste si modeste et si amoureux des poètes. On lui doit en effet, outre ceux d’Artaud, les célèbres silhouettes de Rimbaud affichés sur les murs de Paris, l’homme aux semelles de vent, que le peintre a su rendre comme un ultra contemporain, un rêveur et un furieux en même temps, ou de Genet, ou encore de Pasolini en crucifié de lui-même, se portant dans ses bras comme une provocation mystique autant qu’un hommage.
Le jeune Artaud était magnifique (on le voit notamment dans le Napoléon d’Abel Gance ou dans la Jeanne d’Arc de Dreyer mais celui qui se décrivait comme « le pèse-nerf » a laissé la folie détruire son visage, le creuser, enfoncer ses yeux et faire tomber ses beaux cheveux.
Comme le dit le peintre, il s’intéresse à ceux qui « coûte que coûte, ont voulu, à la suite de Hölderlin, habiter poétiquement le monde. »
Et il leur en coûte le plus souvent très cher.
On rêve d’un portrait d’Hölderlin fait par Ernest Pignon-Ernest, collé près de la cathédrale de Strasbourg où il passa avant de rejoindre Tübingen et passer 36 ans de sa vie enfermé, diagnostiqué schizophrène.
Artaud, lui, n’était pas au bord du mutisme, au contraire, il hurlait !
Rien donc, comme le dit, le peintre, d’un ornement, ni pour lui, ni pour les poètes. Il cherche la chair et l’os derrière le voile (voir ses somptueuses Pietà…).
Pour Artaud, c’est encore plus vrai que pour bien d’autres.
Nerf vivant sur pied, il est saisi par cette main sûre qui creuse encore ce que le poète a laissé lui-même creuser de gouffres en lui. Cette main qui, nous explique Chantal Bamberger, directrice de la galerie, tenait toujours un clou qu’il passait, voire enfonçait, sur ses vertèbres, pour se soulager de la douleur… : « je suis un insurgé du corps »
Ernest Pignon-Ernest avait eu l’opportunité de peindre sur les murs très abimés de la buanderie de l’hôpital d’Ivry où fut enfermé Artaud. Ce qu’il y voit (« bouches, orbites, cicatrices ») lui rappelle les propres dessins d’Artaud et fut son point de départ
Une estampe, des photographies et une autre, montée sur aluminium, du dessin fait à Ivry dans la galerie montrent ce nu au clou de dos. Les autres œuvres sont des dessins au crayon, à la pierre noire, des encres, des gravures, un fusain et lavis et d’autres estampes numériques.
On y distingue encore parfois la beauté du jeune Artaud, tout en voyant arriver les prémisses de la dévastation, la tête de mort sous les traits de plus en plus accentués, la bouche qui grimace, la fureur qui l’habite, la tension des mains tordues l’une dans l’autre, parfois la résignation et même l’approche de la mort dans ce beau tableau d’Artaud couché à même le sol… L’ensemble de cet « échange » d’un artiste vers l’autre, comme un hommage, une compassion profonde, dégage autant de force qu’il serre le cœur…
Le « suicidé de la société » reste une figure unique et elle aussi, infiniment contemporaine.
En effet, quelle place pour les poètes, aujourd’hui ? …
Cette exposition est un événement, tant la vérité d’un être est approchée, et pas n’importe lequel, un des plus grands poètes du XXème siècle, par un des plus grands artistes, un des plus grands dessinateurs de notre temps.
Isabelle Baladine Howald
« Antonin Artaud par Ernest Pignon Ernest », jusqu'au 09 octobre 2022.
Du mercredi au samedi de 15 h 00 à19 h 00.
Galerie Chantal Bamberger
16 rue du 22 novembre (1er étage)
67000 Strasbourg
+33 (0)6 10 26 12 52