Fil narratif à partir de : Hélène Bertin & César Chevalier, Couper le vent en trois, Palais de Tokyo – Jacques Néauport, le dilettante, LeRouge&LeBlanc – David Quinn, Refuge, galerie Rossicontemporray Bruxelles – Miguel Benasayag, La singularité du vivant, Le Pommier – Bonnet, Landivar, Monnin, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Éditions Divergences – Tatiana Trouvé, Atlas de la désorientation, Beaubourg – Un dessin de Rémy Hans – Divers vins nature – Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture, La Découverte – Walter Benjamin, Charles Baudelaire, La Fabrique – Un chat…
Intro hallucinée
Dans le ciel étoilé, le charroi de satellites d’un milliardaire, soudain, galope silencieux, féérie et agression… Pour la féérie, le registre de tout ce qui surgit comme signes du ciel, étoiles filantes, visiteurs venus d’autres mondes, traîneau du Père-Noël, personnages de contes fée s’envolant vers un bonheur infini une fois l’histoire racontée… Pour l’agression, l’acharnement des puissants à conquérir toujours plus, à se payer l’impayable, à s’approprier l’espace, à exporter l’extractivisme destructeur le plus loin possible. Ce convoi interstellaire file avant tout vers l’au-delà transhumaniste, caravane improbable réinventant la technologie panoptique, promouvant la capacité de coloniser, pour notre bien-être, les plus infimes des fibres vivantes, neurones et tutti quanti, par sa puissance algorithmique, le génie de sa réalité augmentée, l’excellence de son intelligence artificielle… Au final, un sentiment profond de dépossession et de viol cosmologique. Surtout, de quoi lui gâcher son ivresse nocturne…
L’appel d’un autre lieu
Il a une difficulté croissante à assumer son statut de solide. Comme de rester planté immobile dans le courant d’une rivière ou l’avalanche océanique des vagues successives (le plus gai est l’instant où l’on cède, emporté, submergé). Demeurer fixe dans le flux incessant des choses qui se délitent, en obéissant, bien malgré lui, à l’injonction d’incarner à sa petite échelle la permanence de l’humain, son état d’exception, le continuum de l’ordre établi, la fiction de sa permanence essentielle, injonction intangible mais bien réelle, qui coule dans le sang dès la naissance. Si chacun préserve sa mini-parcelle d’éternité, on y arrivera… Toute cette civilisationlui tombe des mains. Il pensait en avoir fini avec, être passé outre, mais ça subsiste, ça continue sur sa lancée, formidable force d’inertie des choses inculquées durant des siècles. Le besoin d’alléger l’assignation à glorifier la station debout, le conduit à cultiver, régulièrement, une certaine ivresse. Une perte d’équilibre, un basculement. Il lui arriva de la caractériser de façon surprenante, « ah, c’est le moment de s’offrir une petite ivresse de comète ». D’où cela lui venait-il ? Ce n’est qu’après plusieurs jours de rumination qu’il en exhuma l’origine approximative. Il s’agissait d’une phrase lue dans un musée. Il arpenta ses disques mémoires dont il n’extirpa qu’une maigre photo, pas trop explicite, mais qui lui permit de mieux localiser l’événement. L’archive lacunaire ne rendait pas compte de la force de ce qu’il croyait avoir vu et senti. Comme s’il avait juste survolé. Il en conçut le sentiment d’être passé à côté de quelque chose, de n’avoir pas assez profité de cette exposition, de n’avoir pas pris le temps de s’en imprégner. Une occasion perdue de mieux comprendre et formaliser certaines choses qui comptent pour lui, un trou dans l’enquête esthétique conduite vaille que vaille depuis des décennies, fil de subsistance. Il consacra plusieurs libations crépusculaires à ressasser l’ombre projetée de cette exposition – peu mais prégnant, mais obscur, taciturne. Une reconstitution archéologique à partir de quelques bribes. Et probablement, comblait-il l’absence d’indices objectifs par l’invention, fiction. Ces exercices de fouille s’effectuaient en sirotant du vin nature. A un moment, alors que son esprit fuguait en évocations fruitées et florales de prairies illimitées, « levure » vint à la surface. De là, il se souvint qu’il avait acheté un livre faisant partie intégrante de l’exposition. Il en retrouva le titre et, même, mis la main sur l’exemplaire qui, en fait, était resté relativement à portée, comme s’il attendait son heure, « Jacques Néauport, le dilettante ». Il ne l’avait jamais lu. C’était l’occasion ou jamais. Il se rappela qu’il s’agissait d’un document exceptionnel sur l’aventure des vins nature. On y parlait forcément de « levures indigènes ». Les morceaux se recollaient et la gorgée simultanée à ce sentiment fut savoureuse, le signal d’un envol. La phrase « l’ivresse de la comète » courait sur le mur, imitant la trajectoire courbe et ondoyante d’un astre fulgurant. La salle était remplie d’outils et de dispositifs évoquant le travail de la terre et la vinification à la façon d’une alchimie, pressoir, tonneau, foudre, jarres en grès, arbre à flacons soufflés, fantaisistes, pierres sacrées creusées en auges ou bénitiers…. Le design des pièces, tout en restant implanté dans la dimension fonctionnelle d’engins rationnels, était transformé du simple fait de leur transposition dans l’espace muséal, entre objet traditionnel et œuvre d’art, outil et magie. Mobilier dont la fonction de transsubstantiation de la matière échappait forcément au profane. Meuble hermétique. Sur un arbre à bouteilles, une floraison de flacons fantaisistes, illustrant la légèreté réconfortante d’une ergonomie ivre, un monde de bulles et nuages directement bu au goulot. L’ensemble, librement fantasmé, laissant s’exprimer toute la part imprévisible, mystérieuse, du travail de la terre et de la vinification, une fois délivré de la chimie industrielle.
Pourquoi et comment le vin nature lui a ouvert un terroir où végéter
La culture et la vinification une fois restituées au régime du vivant s’inscrivent dans l’imprédictible. C’est une histoire de fermentation qui n’est plus totalement maîtrisée mais avec laquelle les vigneron-ne-s dialoguent, échangent, acceptant le grand partage bactériologique de tout ce qui vit. Le processus de la grappe à la bouteille n’a plus rien de linéaire, chaque fois un trajet différent, selon les initiatives que prennent les levures. L’ivresse de comète, c’est se sentir converti, peu à peu, aux confins de son organicité, aux états nébuleux, perçus comme ondes régénératrices, taries et revenantes, aperçus au lointain comme pouponnières d’étoiles inaccessibles, d’où fusent, en déplacement stellaire bousculant le cosmos intérieur, d’improbables astres du berger, conduisant vers on ne sait quelles révélations – décisives -, englouties dans l’infini, mélange de glace et matières gazeuses. C’est épouser dans l’euphorie douce de ces surgissements bouleversant l’intériorité, la déplaçant hors de son orbite déprimée, la course vers le néant de ces chevelures de lumières, fulgurantes, en rêvant que leurs entrailles de glace contiennent des grouillements de bactéries n’attendant que les bonnes opportunités pour donner naissance à d’autres formes de vie, quelque part, autre part, l’ivresse ne cherchant nullement à éclaircir où et comment exactement, sa préoccupation première étant de larguer les amarres, de flotter, de s’affranchir de toute situation assignée. Amadouer ainsi la mort, ivresse après ivresse, expérimenter la décomposition. Les lèvres au bord du verre, les narines dilatées, le regard louchant vers le liquide rouge, la langue effleurant à peine la surface du vin. Protocole de soulagement. Chaque fois que le vin ouvre l’accès à l’enchantement recherché – tous les vins nature n’y sont pas propices -, ce qui l’emplit, au fur et à mesure que ses papilles s’imbibent, c’est le souvenir d’un « lieu ». Le vin matérialise sur la langue, sous le palais, l’atmosphère – allez, disons l’âme – un lieu précis, chaque fois différent dans un système de ressemblances, ou chaque fois le même mais sous d’autres combinaisons, un lieu qu’il lui semble avoir connu, ne serait-ce qu’en pensées, ces pensées où il dessine certains espaces aux airs de bonheur éventé, qu’il aimerait (re)trouver tout en sachant cela impossible, des lieux qu’il est certain de n’avoir jamais foulé, de n’y avoir jamais séjourné. Et pourtant, ils transmettent, à travers le vin, une familiarité envoûtante, antérieure à la vie consciente, ou d’au-delà de ce dont il peut se souvenir. Ils ne restituent pas une image-paysage, plutôt ce que, immergé dans un paysage précis qui charme ou interpelle, l’on renifle, l’odeur, pas un parfum statique, mais ce qui traduit la façon dont le vivant hétérogène travaille à cet endroit précis, ce qui émane de son humus particulier. On débouche dans une clairière inattendue, on s’arrête, on hume, palpitant et après quelques secondes on se dit « ça sent bon, ici ». Un subtil et complexe arôme organique qui donne envie de se blottir là dans l’herbe. Cet enchantement mélancolique, il l’attribue – peut-être à tort, il n’est pas goûteur – à tout ce qui caractérise le vin nature, la culture biodynamique, la vinification sans ajouts de sulfite, la mise à contribution des levures indigènes. Il y a toujours eu un discours – surtout français avec la mystique du sol-patrie – comme quoi le vin exprime le terroir. Pourtant, la viticulture conventionnelle longtemps monopolistique et encore majoritaire, avec herbicide et pesticide tuant toute levure indigène, est obligée de recourir aux levures industrielles et donc incapable de produire des vins du terroir. Il y a eu là tout un discours mensonger – comme toute rhétorique marketing – qui a faussé la relation à l’agir métaphorique de la vinification. Vendre un rêve mort-né. Les levures indigènes, c’est tout un climat, une atmosphère, un écosystème turbulent qu’a préféré annihiler les pratiques conventionnelles intolérante à l’aléatoire, comme s’il convenait d’arracher le vin à la nature, en réduisant l’intervention du vivant par lequel il se singularise, en fonction des écosystèmes auxquelles participent les vignes et les chais, loin de toute la standardisation, fondement du commerce. Il se souvient avoir organiser une dégustation performance de l’association Ovnivin au cours de laquelle était récité intégralement le codex des intrants chimiques validés par l’industrie viticole. Effrayant bombardement de molécules incompatibles avec les levures indigènes, jugées perturbatrices et complexifiant, de fait, la vinification. Jacques Néauport témoigne des insomnies que cela lui a occasionné. Dans une perpétuelle confrontation avec les « habitudes ». Ainsi : « Je me souviens qu’en 1989 au château Rayas, du temps de son ancien propriétaire Jacques Reynaud, son œnologue voulait lui faire ajouter de l’acide tartrique au moment de la cuvaison. J’étais à ce moment-là avec un spécialiste du microscope, Philippe Pacalet. On n’avait jamais vu dans le moût une population de levures aussi belle et aussi variée ! Je crois que Philippe Pacalet a été obligé de diluer trois fois le prélèvement pour y voir quelque chose. On n’arrivait pas à compter les levures, tellement il y avait de monde ! On lui a dit de surtout pas tartriquer le vin ! Et maintenant, château Rayas 1989, c’est magnifique ! »
Peuples de levures
Les populations de levures peuvent se perpétuer dans une cave plus d’une centaine d’années. Ca donne une idée de consistance, en tout cas d’une présence, d’une filiation au cours de laquelle l’ensemencement réciproque s’effectue… « En Bourgogne, les meilleurs vins provenaient souvent des caves anciennes qui avaient vu fermenter de nombreux vins, car cette fermentation ensemence énormément l’atmosphère. Les levures qui sont dans les chais viennent à l’origine de la vigne, ou alors des levures industrielles utilisées. Elles ne sont pas arrivées là par hasard, elles sont arrivées là parce qu’on a fait du vin à partir de levures qui étaient dans les vignes. Le propre des levures, c’est qu’elles font souche : même si elles n’ont pas de sucre à bouffer pendant très longtemps, il suffit qu’elles aient, à un moment, simplement deux ou trois conditions favorables pour se remultiplier. (…) Si une souche de levure d’une cave s’est constituée à partir de levures du commerce, on ne peut pas dire qu’elle restitue le terroir. En revanche, si une souche de levure est présente dans une cave depuis cent ou cent-cinquante ans et qu’elle est issue de la vigne, là, elle restitue le terroir. » (p.47) Jacques Néauport raconte ses premières expériences de vinification nature raisonnée dans le Beaujolais des années 80. Quarante après, certaines tables du Beaujolais ne proposaient toujours aucun vin nature ! S’intéresser à l’histoire de ces vins libérés et à leur réception controversée permet de documenter concrètement la problématique du « changer d’imaginaire » sous contrainte Anthropocène, dès lors qu’il s’agit de s’affranchir de schèmes sensibles construits et propagés massivement par l’industrie marketing avec l’aide, à son corps défendant ou non, de toute la classe des œnologues professionnels (une grande partie en tout cas, durant une très longue période, du fait d’un langage et d’un vocabulaire mis au point dissimuler l’impact d’intrants chimique, les faisant passer pour des caractéristiques naturelles). On pourrait dire que la culture du vin classique – avec ses effets de distinction, de capital culturel et symbolique – s’est construit, finalement, à la gloire d’un breuvage incarnant la façon dont l’humain tenait à se distinguait de la nature et du vivant – toute bonne nature est une nature neutralisée, artificialisée par la technique humaine. Et l’on a bu ce « philtre » abondamment dans toutes les chaumières, hop, directement dans le sang.
Ivresse et holobionte
Voilà, L’ivresse de la comète était une installation d’Hélène Bertin et César Chevalier, ce dernier s’initiant réellement – en-dehors du monde artistique- à la vinification. La salle est très aérée, avec beaucoup de vide. Les outils, les objets évoquent donc ces lieux de transition et transmission entre l’activité humaine et celle des levures indigènes. Dans le silence de la salle et de ses objets évoquant des rituels sans âge, il est possible de méditer sur « l’ouvrage invisible des levures, la polyphonie des savoirs agricoles et croyances qui les accompagnent ». Dans cet espace ensemencé est présenté – réimprimé pour l’occasion – l’entretien de Jacques Néauport. Qui permet d’imaginer que l’ensemencement s’effectue par imprégnation, la façon dont cet air-là, saturé de levures, va oxygéner la matière grise. Par contact aussi, les levures colonisant outils et objets touchent le microbiote cutané des humains. Par le cycle de travail des levures dans les cuves et leur impact sur la boisson mise ensuite en bouteille et enfin dégustée et bue/avalée, le vin absorbé agissant enfin sur le microbiote intestinal. Ce qui conduit à la rencontre de l’holobionte, l’humain non plus individu intègre et « pure essence de l’homme », mais écosystème réunissant des milliards de collectifs de micro-organismes (bactéries, virus). Ces êtres qui constituent notre réalité biologique jouissent d’une certaine autonomie, ont leur destin propre, et contribuent aux humeurs de nos organes qui influent sur nos pensées, nos sensibilités, nos imaginaires. « La pensée se développe grâce aux stimuli des corps. Ceux des corps humains, mais aussi ceux de la totalité des corps qui coconstituent le champ biologique. (…) les cerveaux humains ne pensent pas. Ils participent à la combinatoire qui produit la pensée dans cet aller-retour de stimulations réciproques, et ce sans qu’il y ait jamais, à aucun moment, traduction. » (p.93) Son ivresse de comète, les lèvres au bord de la coupe, tous les sens tramés par la vie végétale et animale qui l’environne, ressemble bien à cela, s’abandonner aux « aller-retours de stimulation réciproque » entre tous les organismes et choses externes dont il dépend, sans être à même de traduire quoi que ce soit, juste sentir que ça passe, le déplace ou l’immobilise dans le transport vers où aller et finir.
Refuge et bactéries
La comète d’ivresse dans ses tréfonds l’effraie et l’émerveille. Tandis qu’en surface, il reste calme, attaché à faire durer l’émerveillement en libres méditations, flottantes, chacune fenêtre vers le cosmos, de la taille d’un de ses cahiers de notes ou de dessin qui l’ont accompagné si longtemps, véritables prothèses, méditations sans mots, sans langue aboutie, une trame de couleur et de matière, et l’apparition de vestiges symboliques, points, traits, entailles, ombres, alignés ou anarchiques, harmoniques ou dissonants, rayonnants ou faméliques, à l’instar des peintures-prières, répétitives, de David Quinn. Elles sont de même espèce que « le petit pan de mur jaune » sans jamais lui ressembler, libre digression, donc, à partir du « petit pan de mur jaune ». Autant d’échantillons prélevés sur les surfaces d’intérieurs tels que les exposes des immeubles éventrés, imprégnés des vies qui s’y sont évaporées, papiers peints usés, décolorés, pigmentations écaillées, grattées, recouvertes, latex écaillé. Elles recueillent la multitude de ces tensions dont on se décharge, enchevêtrant hachures, alignements de barres, constellations de points. Des ébauches ou vestiges d’écritures à même l’empâtement coloré d’instants différenciés d’existence, découpés à même la masse étoilée des souvenirs, là où écrire conjoint, sous la forme de partitions graphiques, le biologique et le symbolique. Images célébrant le fait que lire est chaque fois un nouveau « frayage emportant le lecteur au-delà de l’écrit » (Szendy, « Pouvoirs de la lecture »), au-delà ou en-deçà. Des petits pans d’imaginaires informels, au grouillement apaisés, matérialistes et mystiques à la fois, qui pourraient être interprétés comme autant d’icônes de l’intériorité plurielle de nos organismes holobiontes.
« «Avec plus de 4000 espèces connues au total (près d’un demi-millier dans chaque individu), c’est 1 à 1,5 kilo de bactéries et de levures par personne qui [y] sont logées, chauffées et nourries par nous», écrit Marc-André Selosse, biologiste et professeur au MNHN, « Ces chiffres ahurissants donnent le tournis. Mais il y a mieux. Une centaine de bactéries se trouve aussi au sein même de chacune de nos cellules, dont elles sont devenues des composants : ce sont les mitochondries, sans lesquelles nous ne pourrions pas respirer, donc vivre. Nous sommes donc des êtres bactériens ! «Pouvons-nous encore écrire “nous et nos microbes”, quand ils sont tellement… nous-mêmes ? Et qui parle, quand je dis “je” ? interroge Marc-André Selosse. L’énergie pour dire “je” me vient de ces mitochondries. »(Libération, « L’holobionte, une microbes mania »)
Sans bords
Son organisme de lecteur a depuis toujours été aimanté par ce « frayage au-delà de l’écrit », il en a fallu du temps pour l’admettre, l’intégrer, tout autant guidé par la recherche de « lectures sans bords », le goût pour le « texte infini, infiniment voué à l’inachèvement, (…) se disséminant en un hypertexte sans bords qui le voue – et qui nous voue, nous lecteurs – à l’expérience de l’inappropriable, (…), un hypertexte dont les limites sont introuvables puisqu’il se répand partout dans le réel », lecture illimitée s’amusant à chercher des issues, des « sorties ». C’est pour cela qu’au fil du temps, l’industrie de l’intrigue narrative l’insupporte, la technologie de plus en plus efficace du « récit qui tient en haleine » lui hôte tout envie de lire. Il se tourne – tropisme irrésistible, comme on dit que le tournesol se tourne vers le soleil (c’est faux) – de plus en plus vers des ouvrages inachevés, des labyrinthes, des sommes impossibles d’épuiser, tel le Charles Baudelaire de Walter Benjamin qui ne le quitte plus. Il peut l’ouvrir n’importe où, n’importe quand, piocher, déchiffrer quelques notes de travail, éparses, ou enchaînées par un thème, pressentir le tout qui scintille dans chaque partie de cette monumentale documentation, s’émerveiller et se sentir petit devant cette méthode rigoureuse d’exploration d’un imaginaire mis en contexte, allers retours scrupuleux, précis, entre le plus singulier et le pluriel le plus ramifié et fertile. Il peut pratiquer toutes les nuits le « ouvrir à n’importe quelle page au hasard et lire à partir de là, vers l’amont ou l’aval », sans jamais en voir la fin, en découvrant régulièrement des passages jamais frayés, en reconnaissant ceux qu’il a déjà emprunté mais qu’il savoure différemment, sans que cristallise jamais une vision d’ensemble achevée, par excellence, d’une fois à l’autre, il oublie, c’est véritablement une lecture qui ne s’use et ne finit jamais. Une recherche inépuisable, de cet inépuisement qui apaise ses angoisses de mort.
Rideau luminescent et page blanche, procession
Ces « limites introuvables » de l’écrit et du lire, vers quoi il progresse sans avancer, il les contemple, spectrales, dans le halo du rideau blanc dessiné par Rémy Hans. Une fenêtre fluide suspendue dans l’air bleu finement granulé. Tissu de lumière dont sont faites les présences fantomatiques. C’est une toile en lévitation. De ces toiles où se projettent les images, les films que l’on se fait dans sa tête. C’est un suaire qui découpe dans l’horizon abyssal le carré vierge du dernier instant, qui viendra l’envelopper, le prendre, promettant une renaissance. C’est une page blanche, vierge. La page blanche. Celle qu’il n’a cessé, graphomane, de convoquer, scruter, page blanche disparaissant, noircie, puis effaçant tout, revenant, aussi fraîche qu’un premier souffle. Au gré du flux et reflux de l’écriture, une écriture de soi vivant la vie des châteaux de sable, toujours recommencés, érigés, dilués dans les vagues. On dirait une feuille unique, semblable à nulle autre, dans laquelle on aurait plié un avion qui, après un long vol silencieux dans le vide, revenu à son point de départ, déplie l’empreinte charnelle de courants d’air invisibles qui continuent à l’agiter, le faire trembler imperceptiblement, tellement le moindre coup de crayon et de gomme aura su capter et rendre ses vibrations. Un éclatant et doux plissé de néant. Ce n’est pas une œuvre vue dans une galerie. Elle était au-dessus de sa table de travail pendant des années. S’il racontait tout ce qui lui est passé par la tête en regardant ce dessin, tout ce qu’il a imaginé se trouvant derrière cet écran scintillant – enfin, faisant partie des meubles, le dessin est devenu une image mentale à travers lequel passe ses pensées -, serait-ce des histoires racontant ce que signifie ce dessin, ce qu’il induit en ses pensées ? A présent qu’il est transplanté ailleurs, sur sa dernière terrasse, il l’a placé dans une logette au coin du mur, surplombant la ruelle, là où jadis, sous un grillage, trônait l’effigie de sainte. Elle y rayonne, phosphorescente, bien protégée dans son cadre hermétique. Il est intégré aux stations des quelques processions branquignoles que les quelques habitant-e-s ont restaurées, nouveau folklore, entre pèlerinage religieux, parcours d’art, rituel d’exorcisme, de désenvoûtement du capitalisme et de l’Anthropocène. Les jours de procession, il allume des bougies devant la niche du dessin. Ailleurs, dans les chapelles et calvaires du hameau, les statues religieuses ont été remplacées par des œuvres d’art, originales, copies ou représentations, photos prises lors d’exposition ou découpées dans des magazines, parfois mêmes croquis reconstituant les grands traits d’une œuvre ayant marqué. Les prières et dévotions sont les interprétations individuelles et collégiales sans cesse renouvelées et croisées de « ce que l’on y voit, ce que ça m’inspire ». A chaque nouvelle procession, ils et elles rebondissent sur les interprétations avancées les fois précédentes. Parce qu’entre-temps cela leur a fait penser à ceci ou cela. L’interprétation avancée par d’autres, d’abord inappropriée à leurs yeux, a cheminé en eux, s’est prolongée, a suscité de nouvelles correspondances avec leurs propres références sensibles. Des souvenirs sont remontés qui s’agrègent aux interprétations déjà esquissées par tel ou telle. Des perspectives s’ébauchent aussi, ce que le vu donne envie de voir un jour, de chercher ailleurs. Quand une de ces images cesse de nourrir le filon interprétatif commun, on lui en substitue une autre, en sollicitant souvent les divers artistes et artisans du cru. Inventant un système de commandes rémunérées par le troc. Cela se règle en de vives discussions, au bistrot, sur la petite place. Ainsi, ils construisent une sorte de récit qui trace peu à peu, sans aucune linéarité, des liens entre toutes les images, passées et présentes, autour desquelles s’articulent leurs déambulations. (L’ensemble des images qui ont fait la procession, en place, ou ayant été intégrées puis retirées, sont photographiées, imprimées et épinglées sur un grand tableau derrière le comptoir du bistrot. Une jeune graphiste habitant le hameau a réalisé des croquis de ces processions et en a fait des cartes postales qui intriguent les quelques touristes qui viennent jusqu’ici.) Le dessin choisi par lui reste dans le circuit de façon permanente, comme un invariant de ce qui a motivé l’invention des processions. Parfois, d’autres images sont accrochées sur le grillage, ou près des bougies, votives, prolongeant ou variant l’aura du drap de lumière. Ils y voient la représentation éblouissante du mystère même. Le traverser permettrait d’échapper à la fatalité de l’apocalypse qui vient, d’inventer d’autres issues plus heureuses. De recommencer. Mais comment le traverser ? Par où entamer la traversée ?
Un atlas des ruines et zombies
Ca se joue autour du mot « désorientation ». « Ma biographie, pense-t-il, serait une cartographie de ce qui n’a cessé de m’égarer ». « Le grand atlas de la désorientation » de Tatiana Trouvé s’est gravé en lui et ne cesse de le remuer, chaque fois qu’il en réactive l’un ou l’autre souvenir, admiratif et/ou dérangeant. Pour lui, l’implicite de ce grand œuvre dessiné – sa tension – est que l’imagination qui a porté l’humanité jusqu’ici se prend violemment de plein fouet le dérèglement climatique et l’inhabitabilité croissante du monde. Elle implose. Cette auto-pulvérisation spectaculaire nous est montré à même l’atelier idéel du peintre, depuis l’intériorité universelle de la chambre optique où se fabrique les représentations de nos langues-paysages, intersection des objectivités et des subjectivités. L’espace montré est vide, toute activité humaine en a été exfiltré, c’est un enchevêtrement d’horizons géométriques où s’entreposent et s’entrechoquent de grandes toiles ou ce qui y ressemble. Des pans de mémoires figées, traumatisées. Plutôt des surfaces planes. Souvent vides, ou vierges, ou captant la mise en abîme d’une ambiance de déménagement sur fond de panique pétrifiée. Elles attendent d’être emportées ou effacées par sécurité, rattrapées par les migrations que déclenche une insécurisation généralisée de la planète. Plutôt que vides ou vierges : effacées, leur sujet, figuratif ou abstrait, ne correspondant à plus rien d’existant. Fossilisé. Une perte de crédit de toute image fixée jusqu’ici. D’où une intranquillité radicale de la raison envahie d’effroi et d’effritement. A ces toiles se substituent aussi des panneaux faisant château de cartes affaissé ou surfaces transparentes esquissant des labyrinthes, agençant des cloisonnements du vide, arbitraires, impuissants, à la manière d’open space désertés, plombés par la vacuité de tout travail. Tout ce qui a été peint un jour sur ces toiles s’en est allé, ou s’en détache, s’en émancipe vers des existences désormais spectrales. Le théâtre d’une mémoire refoulée et qui migre vers divers inconnus. Il y a un profond conflit entre le représenté et la représentation, ça ne colle plus, ça se disjoint de partout. Dans cet espace de figuration, défaillant, dépouillé de son étanchéité autoritaire, la nature en péril, en déflagration sublime, ce sublime de ruines tant de fois embrasé par l’art, surgit pour de bon, met littéralement en danger le devenir de l’imaginaire. Le territoire en personne vient terrasser la carte. Court-circuit iconique tout en superposition, en surimpression. A tel point qu’il n’y a plus de sol stable, ni de murs fermes, le regard traverse les images, le point de fuite est vertigineux, tout est mis sur orbite dans le vide, vestiges d’un monde fini, ou en chute libre dans l’abîme. Falaises stressés, fragiles bords du monde. Forêts étouffées de fumées. Troncs morts. Tornades intrusives. Blocs de marbre brut entassés. Souches renversées. Une biodiversité aux abois. Ce retour de l’esthétique romantique des ruines rencontre là les technologies zombies et leur « processus de ruine à grande échelle initié par la modernité ». Un nouveau régime de ruine. « Dans la perspective de l’Anthropocène, la ruine est à repenser intégralement : elle n’est plus l’édifice effondré, mais celui qui tient debout, plus l’aqueduc recouvert de mousse mais la supply chain alimentant les marchés mondiaux, l’usine automatisée tournant à plein régime avec un minimum d’employé-es, sans oublier les organisations et les business models qui les pilotent ; telles sont aujourd’hui les véritables ruines de l’Anthropocène, tout à la fois ruineuses (ruina ruinans, zombifiantes, au sens d’un désajustement cosmologique et d’une installation de l’inconsistance et dans l’inconsistance), et ruinées (ruina ruinata, zombifiées, résidus du processus de ruinification). » (p.23) L’atlas de la désorientation montre, à fleur de peau, ces technologies zombies en train de fuiter, disjoncter, exerçant en jubilant leur nature zombifiée et zombifiante. Ce sont des circuits de tuyaux complètement tordus, en ellipses folles, indomptables, qui parcourent les images, à fleur de peau. C’est l’idée même de tout réunir en un même système nerveux qui part en vrille. Des conduites de gaz arrachées, explosées, où brûlent encore une flamme pour elle-même. Des réseaux de câbles mutés en hydre prenant le contrôle d’appareils de machines orphelines… imprimantes 3D autonomisées, robotiques libérées ? Des geysers d’eau givrée arrosant et effondrant les conventions de l’espace d’exposition, vaste dispositif d’arrosage, affolé, seul vestige d’une ancienne présence de l’humain, tentant désespérément de calmer l’incendie, immanent, de la terre au ciel.
Épilogue ronron
L’apaisement félin. C’est un chat que personne ne voit à part lui. Il fuit toute autre présence humaine, se cache au moindre soupçon d’intrusion. Aussi, quand il se dort au soleil, alangui, abandonné sur quelques pavés chauffés, jappant de temps à autre de bien-être, par empathie, à son tour, il s’engourdit de bonheur, oublie tout le reste. Ils restent ainsi, partageant la saveur d’un abandon animal qu’ils se procurent mutuellement…
Pierre Hemptinne