Le loup

Publié le 25 septembre 2022 par Feuilly

Cela faisait trois heures qu’il marchait dans la neige, le fusil en bandoulière. Tout était blanc : les arbres, les prairies, les collines, tout. Les chemins eux-mêmes avaient disparu sous une bonne vingtaine de centimètres de poudreuse. L’homme marchait sans trop savoir où il allait. Le soir allait pourtant bientôt tomber et il était grand temps de retrouver le village. La seule solution était de retourner sur ses pas et de suivre ses traces. Il longea le bois de sapins où il avait déjà fait une courte halte dans l’après-midi. Il était épuisé et s’arrêta de nouveau. Cinq minutes, pas davantage, le temps était compté. Appuyé contre le tronc d’un arbre, le souffle court, il essayait de retrouver son calme. Allons, il allait y arriver. Avant la nuit il serait dans sa maison devant un bon feu. Il se remit en marche, un peu rassuré. C’est alors qu’il le vit. Là, dans une allée forestière, un grand loup gris le regardait, immobile.  Instinctivement, l’homme arma son fusil, mais l’animal ne bougea pas. Au contraire, il continua à le fixer attentivement. Mieux valait partir au plus vite. Mais dans cette neige épaisse, la progression était difficile. Après cinq cents mètres, il n’en pouvait déjà plus. Il se retourna et vit le loup qui était sorti de la forêt et qui continuait à l’observer. Pas d’autre solution que de continuer !

L’homme marcha ainsi pendant une bonne heure, suivant toujours ses pas bien visibles dans la neige. De temps en temps, il se retournait. L’animal était toujours là. Il suivait à une bonne distance, certes, mais il était là.

Arrivé au sommet d’une colline, le village apparut enfin. Il n’y avait plus qu’à descendre en coupant à travers tout. Voilà, la maison était en vue ! C’était la première de toute, une petite bâtisse en pierre de schiste qui avait au moins deux siècles, mais qui avait résisté aux étés brulants, aux automnes venteux, ainsi qu’aux hivers sibériens que connaît la région. L’homme ouvrit la porte avec soulagement. Sur le seuil, il secoua ses chaussures, car la neige collait aux semelles, puis pénétra à l’intérieur. Il ôta sa veste et alla remettre quelques buches sur les braises qui rougeoyaient encore dans l’âtre. Très vite, de belles flammes s’élevèrent, éclairant toute la pièce de lueurs changeantes. Qu’on était bien au chaud !  L’homme se servit un grand verre de vin et se dirigea vers un fauteuil. En passant devant la fenêtre, distraitement, il regarda à l’extérieur. Le loup était là, au fond du jardin, et le regardait fixement.  

Alors il prit son fusil et ouvrit lentement la porte. Mais sans qu’il sache pourquoi, ses mains se mirent à trembler dès qu’il visa la bête, qui était toujours là, immobile. Le coup partit et manqua son but. Alors, sans se presser, l’animal opéra un demi-tour, mais avant de disparaître il se retourna encore une fois avec un regard insistant.

Les jours suivants, la neige continua de tomber. C’était une véritable tempête. Il y eut bientôt plus de cinquante centimètres de cette poudre blanche, que le vent emportait et chassait contre les bâtiments, formant d’énormes congères. Chaque fois que l’homme allait à la fenêtre pour contempler ce spectacle, il croisait le regard du loup, qui attendait patiemment.

Puis un jour, il disparut. L’homme ressentit comme un manque au plus profond de lui. Ce loup qui le guettait comme le destin, il s’était habitué à sa présence. Ne plus le voir était finalement inquiétant. En effet, chacun préfère voir le danger en face plutôt que de se demander d’où un mauvais coup peut survenir.

Les semaines passèrent et le printemps revint. Les cerisiers étaient en fleurs et les jonquilles parsemaient les prés. Un beau matin, l’homme se mit en devoir de bêcher son potager. Le soleil était déjà chaud et un petit vent doux provenant des collines rendait la température agréable. Vers midi, un bon tiers de la terre était déjà retournée et ratissée. L’homme s’appuya sur sa bêche pour souffler un instant, mais sentant une présence derrière lui, il se retourna. Le loup était là, assis sur son arrière-train, qui le regardait attentivement. Une vingtaine de mètres à peine les séparait. Que faire ? Aucune arme à portée de la main, à part une bêche. C’était mieux que rien. L’homme s’en empara et, en faisant un grand détour, contourna le loup pour se rendre dans sa maison, dont il referma soigneusement la porte. Il prit le fusil, le chargea, ouvrit la fenêtre, et contempla le loup qui l’avait suivi et qui s’était couché là-bas près de la grange. Viser et tirer eût été facile, mais sans qu’il sût pourquoi, l’homme n’en eut pas envie. Il regarda l’animal sauvage et reposa le fusil. C’était comme si un lien invisible les unissait.

Les jours suivants, le loup rodait toujours dans les parages. Tantôt dans une des prairies jouxtant la maison, tantôt près des écuries, ou encore au coin du fenil. L’homme s’était habitué à sa présence et chaque fois qu’il relevait la tête de son travail, il croisait le regard du loup, qui le fixait toujours intensément. Que signifiait ce regard ? On n’y lisait pas l’amitié comme dans les yeux des chiens. Non, c’était quelque chose d’inquiétant et en même temps de familier. Cette bête semblait guetter sa proie, mais ne se pressait pas, comme si le temps n’était pas encore venu de passer à l’action.

C’était maintenant l’été et le temps des moissons. Avec une faux, l’homme coupait les beaux épis dorés, qu’il rassemblait ensuite en d’imposantes gerbes. A l’extrémité du champ, couché dans l’herbe du chemin, le loup attendait, ne quittant pas l’homme du regard un seul instant. Celui-ci ne faisait même plus attention à sa présence. Il savait qu’il n‘avait rien à craindre tant que l’heure ne serait pas venue.   

A l’équinoxe d’automne, il y eut de grandes tempêtes, qui emportèrent une partie du toit de la grange. Il fallut réparer. Assis sur la grande poutre maîtresse, au sommet du bâtiment, l’homme chercha le loup du regard, mais ne le vit pas. Il eut beau scruter tous les alentours, du corps de logis aux écuries, en passant par le potager et les champs, non, rien à faire, pas la moindre trace du loup. Un vide immense s’empara de lui. Inconsciemment, il savait qu’il ne reverrait plus l’animal avant la rencontre finale. Et impossible de savoir quand celle-ci aurait lieu.

Trois ans se passèrent sans incident. Un jour d’hiver, n’ayant rien à faire, l’homme partit se promener. Malheureusement, alors qu’il était très éloigné du village, la neige se mit soudain à tomber en abondance. En moins d’une heure, elle avait tout recouvert et on n‘y voyait pas à dix mètres.  Désorienté, l’homme décida de s’abriter dans un petit bois de pins, afin d’attendre la fin de la tempête. Il s’assit contre un arbre et se mit à réfléchir à sa vie, à tout ce qu’il avait accompli, mais aussi à tous les rêves qu’il n’avait jamais réalisés. Quand il releva la tête, il sursauta. Le loup était là, à un mètre de lui. L’heure était venue.