Bascule. «L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi»,écrivait Kant. Sept mois après le déclenchement de la sale guerre de Poutine en Ukraine, et comme nous le pensions à l’époque, il est peu d’affirmer à quel point cet événement a chamboulé l’ordre du monde et avec lui bien des consciences. Le chaos du fer et du feu a semé la mort – et la mobilisation, cette semaine, de 300 000 réservistes afin de renforcer les troupes dans l’est du pays envahi ne présage rien de bon. Aujourd’hui encore, les mots ne traduisent qu’imparfaitement notre durable sidération et nos colères conjuguées, tandis que le retour de l’Histoire par sa face la plus tragique, au cœur de l’Europe, continue d’essaimer sa puissance noire. Tout aura donc fonctionné comme un point de bascule considérable, une sorte de tournant historique que certains jugent désormais aussi important, sinon plus, que le 11 septembre 2001, modifiant durablement certains paradigmes: singulièrement le primat du «politique». Les imaginaires ont bougé, les représentations aussi, sans doute les mentalités. La pandémie avait écrasé les corsets budgétaires ; la guerre redessine les équilibres géopolitiques.
Réel. Or, la géopolitique s’avère impitoyable dès que se manifestent des signes de faiblesse. Vladimir Poutine ne peut que le constater, tandis que ses troupes viennent d’essuyer une série de revers cuisants, contraintes même à la retraite dans la région de Kharkiv sous la pression de la contre-offensive des troupes ukrainiennes. Bien que le sort des armes soit loin d’être tranché – jusqu’où ira la Russie dans son odieux chantage au nucléaire? – la mauvaise passe que traverse Moscou isole Poutine, comme nous avons pu le constater durant le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, la semaine dernière. Le « soutien » du président chinois, Xi Jinping, y fut pour le moins modeste. Le retour au réel peut être brutal. Car, après sept mois de conflit, et quels que furent ses buts de guerre et les raisons héritées du récent passé pour en expliquer les «ressorts», Poutine aura réussi à obtenir, en un temps record et au prix de milliers de morts et de destructions effrayantes, des résultats à l’opposé de ce qu’il imaginait assurément. L’énumération en dit long. A-t-il divisé l’Europe? Non. A-t-il éloigné l’Ukraine de l’UE? Non. A-t-il renforcé le sentiment «russe» sur les territoires conquis? Non. A-t-il tué dans l’œuf le nationalisme ukrainien? Non. A-t-il hâté la fin de l’Otan? Non, tout au contraire, il a réussi l’exploit de relancer les sirènes de l’atlantisme. Enfin, Poutine a mis son pays au ban de la communauté internationale pour un temps long. Sans parler de l’ampleur des sanctions, qui étranglent le peuple russe et, par ricochet et autres représailles «énergétiques», les peuples européens.
Primat. Avec le recul, le soutien assez inconditionnel à l’Ukraine témoigne, surtout, de ce que nos peuples ne veulent pas d’une Europe sans nations. Voici le continent, qui se rêvait en vaste supermarché insouciant et postnational, rattrapé par l’Histoire, dont le tragique est l’ingrédient essentiel et le levain. Comme un retour contraint à la mémoire du passé vécu et oublié ou refoulé: l’anamnèse. Beaucoup de nos dirigeants ont longtemps négligé le fait que cette conscience «spirituelle», mais d’abord historique, porte en elle une responsabilité politique. Ils assistent, en acteurs, volontairement ou non, au grand retournement occasionné par cette incroyable cabriole des temps. Revenir, au fond, au primat du primat du politique. Quelles que soient les conséquences économiques. Le bousculement-basculement que nous vivons ne présage pourtant pas de notre à-venir. Le meilleur ou le pire peut surgir. Comme l’écrivait Gramsci: «Du côté de la restauration de l’ancien ou au contraire du côté du nouveau, du côté de la révolution.»
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 23 septembre 2022.]