Pauline Bonnet et Stedy Théodore, nous sommes deux jeunes chercheurs de Guadeloupe et de Martinique spécialisés dans la scène artistique émergente et ses problématiques.
Nous observons et mettons en lumière dans nos travaux de recherches les spécificités de l’art contemporain dans la caraïbe. Lors de nos divers échanges à bâtons rompus des sujets de réflexions s’esquissent et de façon informelle nous tentons d’apporter des éléments de réponse aux problématiques de notre scène artistique. Conscients du rôle de la critique d’art, il nous semblait pertinent de contribuer au dynamisme de celle-ci sur nos territoires. Ainsi avons-nous entrepris de joindre la légèreté du format de nos échanges et le sérieux de nos points de vues pour créer des discussions critiques.
Dans cette démarche, nous initions une série d’entretiens avec des plasticiens en before et/ou en after de leurs expositions afin de recueillir leurs propos tout en menant une forme de critique, que nous espérons la plus juste possible. Aujourd’hui, mercredi 7 septembre 2022 nous sommes avec Jordan Beal, artiste-photographe martiniquais.
JORDAN BEAL, « Série Pour faire le portrait d’une fleur », Petite Fleur 8
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Pauline: Jordan, tu es un jeune photographe de la scène émergente martiniquaise, ta première exposition solo se tenait au Patio 19 l’an dernier. Tu nous y présentais des façades closes. En ce moment tu prépares une nouvelle exposition à Tropiques Atrium qui s’intitule Pour faire le portrait d’une fleur, c’est un titre qui nous laisse en suspens, alors dis-nous Jordan, que faut-il pour faire le portrait d’une fleur ?
Que faut-il ? À mon niveau, je crois que c’est encore une question. Le titre est arrivé en dernier dans mon cheminement, il est venu quand j’avais déjà l’essentiel des images devant les yeux. En fait c’était une référence au poème Pour faire le portrait d’un oiseau de Jacques Prévert. Je cherchais un titre qui marchait pour l’expo et j’ai repensé à cette poésie.
Je n’aime pas particulièrement la poésie, à part chez Prévert, et il n’y a que quelques poésies qui arrivent à me toucher assez facilement, celle-là en faisait partie et en plus, c’est ma mère qui me l’a fait découvrir donc il y avait une petite histoire autour de ça. J’ai repensé à cette poésie et je me suis dit qu’à peu près toutes les thématiques que j’avais l’impression de toucher avec cette exposition étaient dedans. En l’occurrence, elle commence par : “pour peindre le portrait d’un oiseau, peindre d’abord une cage avec une porte ouverte…” Et pour moi il y avait un petit peu tout. Il y avait la question de la représentation, de la démarche artistique, d’un certain rapport à la poésie, et à l’évidence c’est ce que je cherche un petit peu. Tout ça pour dire que tout était là, ça marchait bien, donc j’ai détourné ce titre. La question que faut-il pour faire le portrait d’une fleur est venue après, pour l’instant je n’ai pas de réponse. Pour faire le portrait d’une fleur, que faut-il faire ? Je ne sais vraiment pas. Je me dis qu’en général quand on fait le portrait de quelque chose on fait nécessairement son portrait à soi et du coup je suis encore plus perdu.
Stedy: Nous avons eu un aperçu de ce que sera l’expo et on sait plus ou moins comment elle va s’articuler. Tu dis ne pas savoir réellement comment faire le portrait d’une fleur, pourtant l’organisation de ton exposition en donne une idée. Par rapport à ta pratique en général, est-ce que tu peux nous dire ce qu’il y aura de nouveau dans cette exposition, et comment s’organisera la progression du spectateur dans l’espace?
Je pense qu’il faut reprendre un peu la genèse. Cette exposition est le fruit d’un travail de recherche que j’ai commencé il y a peut-être un an de cela, où j’ai eu l’idée de photographier des plantes et c’était vraiment l’idée la plus bête qui soit. C’est juste que je crois qu’à l’époque je voulais juste faire des photos et ne pas avoir à réfléchir à un sujet, une thématique, à de la politique, à rien… Juste me lever le matin et faire de la photo, ce qui s’est imposé très naturellement. À l’époque, je meublais mon appartement et je me découvrais une petite passion pour les plantes. Je me suis dit que j’allais photographier les plantes qui étaient autour de chez moi – des plantes qui sont devenues des fleurs par la suite – et juste les couper, les ramener. Et dans le petit interstice de temps entre le moment où je la coupe et le moment où elle meurt, la photographier. Mon idée n’était pas plus compliquée que ça. Je pense que c’était un peu une volonté d’introspection sur ma démarche, de me poser la question et de savoir c’est quoi une image juste pour moi, c’est quoi une image qui marche vraiment.
Pour ça j’ai commencé avec différents outils, j’ai fait de la photo numérique, de l’argentique avec toutes sortes de boitier, des polaroids, etc… L’idée est de trouver une écriture et faire pleins d’images, en ayant un sujet facile à trouver, facile à mettre en place, et voir dans ma sélection après ce qui est juste, ce qui marche, ce qui ne marche pas. Ça s’est déroulé comme ça et au fur et à mesure, je me suis rendu compte de ce que je soupçonnais déjà; le net, l’exposition parfaite, tous les critères techniques de la photographie n’étaient pas essentiels pour moi, pour considérer qu’une image était juste.
J’ai bâti autour de ça, j’ai continué, puis chemin faisant je me suis retrouvé à travailler directement sur la matière de la photo, à étirer le geste photographique, à réaliser que dans ce cadre là – en tout cas pour moi – faire une photo ne s’arrêtait pas au moment où j’appuyais sur le déclic, c’était aussi le moment où je développais, comment je développais. Puisque je suis autodidacte, je n’ai pas une grande expertise mais ça faisait partie du geste, comme quand je scanne mon négatif, jusqu’à venir le dégrader…
J’ai ensuite eu cette opportunité de faire une exposition, suivie d’une résidence. Je me suis dit que j’allais faire un peu correspondre le format de l’exposition avec ma recherche en montrant des photos que je considère comme justes dans cette chronologie. Je vais les réunir jusqu’à peut-être toucher la limite de ma recherche, où il y a encore beaucoup de questions. Le reste je vais le mettre dans la résidence, qui sera la suite de cette expo.
Là, tout ce que je considère intuitivement comme étant juste, comme étant abouti, tout ce qui fait sens pour moi et qui crée une narration, je le mets dans cette expo.
Pauline: Si on comprend bien, on verra dans cette exposition plusieurs types d’objets photographiques, de l’argentique, du numérique… Qu’est-ce qu’on va trouver d’autres dans ta scénographie et dans ta façon d’utiliser l’objet photographique ?
C’est pas absolument ça, mais j’essaie de reproduire un peu la chronologie de ma recherche. La photo numérique on a que ça et on n’en a quasiment pas, dans le sens où dans l’expo il n’y aura aucune photo numérique à proprement parler. Je me suis finalement retrouvé à préférer – presque systématiquement – ce qui était passé par l’argentique. Les numériques ont servi de test, elles ne seront pas exposées. Mais d’un autre côté ce qui sera exposé ce sont des scans que j’ai fait moi-même de mes négatifs ou de mes positifs argentiques, donc on passe quand même par le numérique. On commence avec le tout début de ma recherche, j’ai juste pris une plante que j’ai ramené dans le studio, que j’ai photographiée jusqu’à ce qu’il y ait quelque chose qui me parle sans trop savoir pourquoi encore une fois. Puis quand je l’ai développée, que je l’ai eue en face, que j’ai inversé les couleurs (l’argentique scanné), ça ressemblait à un portrait. C’est une plante, il n’y a pas d’yeux, il n’y pas de bouche, elle a juste une espèce de balafre sur le bord. Je me suis dit “ok ça ressemble à un portrait c’est intéressant”.
Ça a confirmé ma démarche, je pouvais y trouver un intérêt. J’ai commencé sur fond noir et le fond noir a commencé à montrer ses limites donc j’ai essayé d’avoir un fond que j’ai peint. J’ai ajouté ce fond et je me suis amusé avec toutes sortes d’outils, différents appareils moyen format, différents jeux de lumières pour voir jusqu’où ce fond pouvait m’apporter des choses par rapport à mon sujet. Et après encore je me suis retrouvé à aller chercher plus loin dans l’abstraction, à utiliser le polaroid pour avoir juste des formes, des couleurs, jouer avec… Par exemple avec un polaroid SX-70, donc il n’y a pas de flash dessus, naturellement il va laisser plus de flou, il va faire des taches lumineuses, il va faire quelque chose qui se rapproche peut-être du dessin. Je suis parti là-dessus et j’ai continué dans cette direction.
Mon expo reprend ça. On commence avec des photos qui sont relativement classiques sur fond noir où on reconnait des fleurs, elles ont parfois des formes un peu bizarres, mais on les reconnait. Plus on va avancer vers le fond de l’expo, plus on va vers l’abstraction, on a les polas qui sont des objets uniques, qui n’ont rien de net, qui sont petits, un peu abîmés parfois. Après on passe sur des jeux où par exemple je vais ramener de la distorsion par couche, je vais faire exprès d’avoir des erreurs à la prise de vue, je vais interposer des choses entre mon sujet et l’appareil photo, je vais faire exprès d’avoir un développement qui ne va pas être clean. Il y a différentes couches pour amener plus d’opacité, pour qu’on voit la photo plus que le sujet. On finit l’exposition avec ma pièce préférée à ce jour, enfin celle qui me parle peut-être le plus. C’est une photo dont le négatif a été littéralement dégradé puis scanné. En somme, tout mon cheminement sera visible dans cette expo.
JORDAN BEAL, « Série Pour faire le portrait d’une fleur », Heliconia 6, 2022.Négatif polaroid SX70 – Impression jet d’encre sur papier fine art, 30 x 30 cm.
Pauline: Dans les entretiens et échanges qu’on a pu avoir avec toi précédemment, tu te définis comme quelqu’un qui aime la maîtrise technique et tu vas au bout – quasiment – de ce que tu peux apprendre en matière de technique. Tu aimes notamment collectionner les appareils et les maîtriser. Là tu nous parles de ce que tu t’autorises à faire en terme d’accident, en terme d’erreur et surtout tu t’autorises à le montrer, à quel moment est venu ce lâcher prise ?
Alors est-ce que c’est un lâcher prise ? En fait j’ai une conception de la technique, comment dire… Je n’ai pas la prétention d’avoir une grande technicité mais c’est vrai, c’est peut-être un souci de légitimité, à partir du moment où je vais m’identifier, ou on va m’identifier à un photographe ou à un artiste je me dis que j’ai un devoir de creuser une petit peu le truc. Je suis autodidacte, je n’ai pas fait d’école, on ne m’a rien enseigné, donc pour l’argentique c’était un petit peu ça. J’ai commencé au numérique et je me disais que si je suis photographe il faut que je sache ce que c’est, donc j’ai essayé de le faire et de le faire “bien”. Oui la technique pour moi c’est important, c’est une base, je me dis que c’est un passage obligatoire pour moi, je ne peux pas me dire que je fais quelque chose et que je n’ai aucune connaissance technique, donc il faut toujours que j’apprenne un petit peu, c’est une nécessité.
Maintenant si on parle de lâcher prise, je me suis toujours dit que la technique ce n’était jamais l’essentiel, c’est une base mais ce n’est pas ce que je vais chercher, j’ai toujours eu ce questionnement sur ce que je vais chercher. C’est difficile de mettre des mots dessus.
Stedy: Dans un entretien précédent où nous parlions de ton expérience de la musique en parallèle à la photographie tu évoquais la notion de justesse, en disant que c’est ce que tu vas chercher. Je sais que dans la musique tu l’expliques assez bien, peut-être que tu peux mieux expliquer ce que tu cherches dans la photo – cette justesse – par rapport à la musique ?
Il y a un piège, quand je parle de justesse. Pour moi la justesse ce n’est pas forcément la justesse d’un ton. Je pense que ce que je cherche est du domaine de l’intuition. Effectivement j’ai un certain rapport à la musique que j’ai découvert durant ce travail de recherche, je fais de la musique à côté et il m’est arrivé du coup de composer des morceaux pendant que j’étais en train de travailler sur ces plantes et je me suis rendu compte que j’avais un processus un peu similaire. En musique, quand je compose, je le fais en piste par piste. Je prends un instrument, un piano ou une guitare, et au fur et à mesure je vais faire les arrangements dessus. La justesse là-dedans ça va être… l’intuition. J’ai ma guitare, je vais avoir un truc qui va me passer en tête, ou bien je vais essayer des choses sur l’instrument et je vais voir ce qui marche, ce qui ne marche pas, essayer de me poser la question petit à petit, mais on est vraiment dans le domaine de l’intuition et avec les plantes c’était un petit peu ça. Je mets mon sujet en place et mon instrument avec tout ce qu’il impose comme bagage symbolique et j’essaie de construire par-dessus.
Pauline: Y-a-t-il eu à un moment une séparation plus nette entre ton travail de photographe commercial et ton travail artistique où tu t’autorise à être plus intuitif, plus hasardeux et plus expressif ?
Clairement. Ça c’était dès le début. Une des toutes premières séries que j’ai faite dans une démarche artistique, je bossais avec l’eau et donc j’étais au numérique et je demandais à mon modèle de faire des mouvements dans l’eau et je m’amusais avec l’eau à créer une distorsion et au final mon travail n’était pas vraiment dans la prise de vue. Il était dans l’intention et dans la sélection des photos. J’ai toujours eu ces préoccupations, mais c’est vrai que récemment avec ce travail sur les natures mortes j’ai vraiment essayé de distinguer une bonne technique et une bonne photo.
La technique prend beaucoup plus de sens et s’impose beaucoup plus à moi comme finalité quand on est dans le domaine du commercial parce que ça renvoie à un “seuil de qualité”. Du côté artistique je ne veux pas être limité par la technique, donc c’est vraiment une démarche différente. Je ne veux pas buter et que ça m’empêche d’exprimer quelque chose. Ce que je cherche c’est l’expression de quelque chose, et comme je ne sais pas exactement ce que c’est, je travaille beaucoup par intuitions. Ça ne me dérange pas forcément de faire entrer l’aléatoire, l’essentiel se passe au moment où j’arrive devant l’image. Je sais qu’elle est finie, ou si je peux aller plus loin. C’est plutôt à ce moment-là que ça se passe, que dans le travail technique de la prise de vue, que dans tout le processus. Tout se joue dans la décision.
Stedy: J’aimerais juste réagir à ça en illustrant avec une observation de Robert Storr à propos des Cage Paintings de Gerhard Richter et le rapport avec la musique de John Cage. Storr dit qu’il y a une volonté dans le travail de ces deux artistes de lâcher prise sur une certaine forme de contrôle, pour laisser à d’autres événement la chance de se produire. Est-ce qu’il n’y aurait pas un peu de ça dans ta pratique ?
Ça me plait beaucoup mais, qu’est-ce qu’on entend par d’autres événements ?
Ces émotions, ces choses intuitives dont tu parles. Ces événements de l’intuition qu’on ne contrôle pas comme on contrôle la technique.
Ça se défend, il y a quelque chose qui me parle là-dedans c’est sûr. Je vais peut-être redire la même chose avec d’autres mots, mais oui il y a de ça. Comme je travaille à l’intuition c’est vrai que le fait de rajouter des données qui ne vont pas forcément être de mon fait, ça peut aider. Effectivement j’ai réalisé une photo avec une intention mais mon intention peut-être que je la considère comme étant trop réduite, du coup laisser entrer des erreurs, de l’aléatoire, des choses extérieures qui me permettent d’élargir le champ et vu que ma conception c’est quand même que l’œuvre est créé au moment où je l’ai décidé, m’aide à avoir un champ plus large au moment où je l’ai décidé.
JORDAN BEAL, « Série Pour faire le portrait d’une fleur », Petites fleurs 1, 2022.Photographie argentique – Impression jet d’encre sur papier fine art.
Pauline: Tu as choisi comme sujet la fleur et tu nous a expliqué un peu comment c’est venu. En tant qu’artiste martiniquais qui habite sur l’île aux fleurs et qui fait partie d’un univers de clichés exotiques, as-tu peur de ce que représente cette figure de la fleur, qu’as-tu à dire sur cet aspect-là ?
Est-ce que j’en ai peur ? Non…
L’idée de la Martinique avec comme surnom “l’île aux fleurs” ça n’a pas du tout fait partie de ma démarche initiale, même pas en tant que crainte, c’était vraiment annexe. Quand j’y pense maintenant, oui il y a un imaginaire autour de ça qui me déplait très fortement, il y a beaucoup d’éléments qui me déplaisent. Il y a l’idée que la Martinique soit juste un petit paradis où tout est plus cool, où on vient en vacances et je ne sais quoi. Bien sûr qu’il y a plein de clichés qui me dérangent autour de ça. Il y a aussi d’autres clichés dans le rapport qu’on fait entre les fleurs et les femmes qui me mettent hors de moi. Tout ça pour dire qu’il y a certes des choses qui me déplaisent dans les clichés auxquels ça peut renvoyer.
Mais pour moi, il y a beaucoup d’artistes qui ont travaillé avec le mythe, ou plus largement que ça, avec la couleur, des aplats de couleurs, la dimension symbolique des couleurs, pour moi la fleur c’est juste à côté de ça. La fleur est présente dans chaque tradition humaine, il y a un rapport, une symbolique dans les fleurs, ça renvoie souvent à la mort, ça renvoie à un autre rapport au présent, ça renvoie à énormément de choses et non ça ne me fait pas vraiment peur. Je trouve que c’est un sujet qui est tellement large…
Stedy: Ici [dans ton travail] la fleur est plus un objet poétique qu’un objet culturel, donc c’est ainsi que tu t’en défends ?
Oui mais en même temps en Martinique on parle de l’île aux fleurs mais je ne le ressens pas tant que ça. Je ne sais pas, mais la présence des fleurs autour de moi ce n’était pas si évident. Ce n’est pas mon idée mais si on doit aller sur un terrain plus social, au contraire, ça ne me dérange pas d’assumer ce truc, de dire que oui c’est l’île aux fleurs donc valorisons cela. Pourquoi on n’a pas plus de choses autour des fleurs, autour d’un certain rapport à la nature ? Pourquoi si on a ce nom historique on ne le valorise pas à fond ? C’est pas dans ma réflexion initiale, mais ça me permet de dire que non, au contraire, c’est tellement large, tellement, beau et universel que pour moi ça transcende complètement l’endroit où on est, ça dépasse les frontières.
Stedy: Tu parles de cette capacité qu’a la fleur à être quelque chose d’universel, on la retrouve dans toutes les cultures. Lors de nos échanges précédents nous avons constaté ta capacité à contextualiser ton travail avec des références internationales, tu as une curiosité et un intérêt qui porte au-delà de la Martinique. On pourrait croire que cela est dû à tes voyages, mais cette appétence pour l’ailleurs est présente chez toi depuis longtemps, même à l’époque ou tu ne faisais que de la musique. Comment vis-tu cet entre-deux dans ta pratique, entre ici et l’ailleurs ?
Il y a plusieurs dimensions. Sur mes références c’est là encore quelque chose à quoi je n’ai pas vraiment réfléchi. Je suis à l’évidence de la génération qui a grandi avec internet donc il y a pas mal de choses qui arrivent à moi. C’est vrai que mes références je ne les conditionne pas à un lieu ou à une culture en particulier, ce sont des choses qui m’arrivent, me plaisent et qui restent dans un coin de ma tête. Je ne sais pas pour quelle raison, une de mes toutes premières références artistiques – en dehors de la musique – est une œuvre de Jackson Pollock sur laquelle je suis tombé sur internet. Juste en la voyant sur un petit écran, ça m’a marqué. Ça a été dans mes premières références où il y a quelque chose qui m’a touché, qui m’a parlé. Je crois que c’est le numéro une, Lavender Mist. J’ai développé une appétence pour ça et sur le long terme je me suis retrouvé à croiser du Rothko, surtout sur internet, des fois aussi lors de voyages quand j’allais dans des musées. C’est intéressant de savoir, j’ai lu deux trois trucs, mais pour moi ça vient après, ce n’est pas un critère de base.
Le fait d’être en Martinique a conditionné ma pratique de multiples façons et peut-être plus maintenant que jamais. De fait, là je me suis retrouvé à intervenir directement sur mes négatifs. Je ne connaissais même pas les pictorialistes à l’époque. Ça s’est vraiment fait naturellement parce qu’en Martinique je n’avais pas d’endroit où développer mes photos, je voulais essayer l’argentique donc j’ai du tout commander, naturellement je me suis dis que si je veux vraiment essayer il faut que j’apprenne à développer. J’ai gentiment appris à le faire. Après j’ai regardé comment ça fonctionnait pour scanner… Je me suis retrouvé à scanner beaucoup de négatif, ça m’a ramené sur des questionnements par rapport à la musique et le fait qu’en musique on n’ait pas forcément l’analogique et le numérique bien séparé, qu’on puisse faire des dialogues en enregistrant en analogique, puis repasser en numérique etc…
Je n’aurais pas eu ces préoccupations si j’étais en Europe. J’aurais certainement essayé l’argentique également mais j’aurais envoyé dans un labo et je pense que je me serais plus concentré sur la prise de vue, plutôt que sur tout ce qui vient après. Finalement, le fait de venir travailler directement sur le négatif, le fait d’avoir cette temporalité étirée, ça vient clairement du fait que je sois ici, de toutes les contraintes que j’ai ressenties ici et du fait que je me sois retrouvé avec les négatifs entre les mains tout le temps. Je me demande même – et là encore c’est peut-être un peu prématuré ou juste pas pertinent – si dans ma volonté de base, de prendre des plantes et de les photographier juste chez moi, s’il n’y a pas là-dedans l’impression que je me sens vraiment sur un petit territoire. Je suis né ici, je suis parti en vacances certes très régulièrement mais j’ai toujours vécu sur ce tout petit territoire.
Je me demande même, si dans cette démarche il n’y a pas cette idée, qui est fausse à l’évidence, mais de “à quoi bon ressortir” [de ce territoire, ndlr]. L’impression qu’autour c’est petit, que j’ai déjà fait le tour, donc autant rester dans l’intime, entre mes quatre murs, je me demande s’il n’y a pas de ça. Je pense qu’en tout cas ma présence ici en Martinique conditionne absolument et complètement ce que je fais. Dans les sujets, on est en photo donc je photographie ce qu’il y a autour, donc ça conditionne dans pleins de façons subtiles. Mais ça n’a jamais été le départ de ma démarche. Je ne me suis jamais dit : je suis martiniquais donc je vais faire ça.
Enfin il y a dans ce rapport à l’ici et l’ailleurs – je le ressens beaucoup – le fait que ça soit un petit territoire, et je sais que c’est quelque chose qui revient dans mes photos que je le veuille ou non. On peut y déceler des trucs qui se rapportent à l’isolement, des sensations d’enfermement, et je pense qu’il y a de cela dedans aussi.
Merci Jordan d’avoir répondu à nos questions et de t’être prêté au jeu de cette première édition du before. Nous avons maintenant hâte de découvrir ton exposition qui aura lieu du 26 septembre au 29 Octobre à Tropiques Atrium. On se retrouve pour l’after ?