« Tu ne trahiras point » : Lumière sur les apôtres du graffiti parisien

Publié le 21 septembre 2022 par Paristonkar @ParisTonkar

« Le saut entre les grottes de Lascaux et les dépôts de la RATP n’est pas si gigantesque que ça, finalement. Dans mille ans, si la planète Terre n’est pas recouverte par des étendues d’eau, si un virus mutant n’a pas tué la totalité de l’humanité ou si des chefs d’État à l’ego hypertrophié ne se sont pas livrés à un concours de bites nucléaires, une fouille archéologique révèlera aux chercheurs qu’un certain Comer est passé par là. Les archéologues comprendront alors que l’homme a toujours voulu s’exprimer. Peu importent les époques, peu importe le support. »

Fanatiques de graffiti, vous avez certainement entendu parler du procès de Versailles, une procédure inédite en France ayant opposé pendant dix ans la RATP et la SNCF à 56 graffeurs, accusés de dégradation volontaire en réunion. Une procédure ouverte en 2002, après 2 ans d’une enquête aux moyens considérables, et pour des faits qui souvent étaient déjà prescrits. Une procédure qui fera pschitt, comme une vieille bombe aérosol, puisque les juges seront relativement cléments dans leurs condamnations.

C’est le parcours de ces graffeurs hyperactifs et de leurs crews, des années 80 aux années 2000, que nous livre Karim Madani dans un style singulier et souvent truculent. Un récit construit autour de la figure de Comer, « un assassin acrylique, un cartonneur compulsif, un profanateur de surfaces métalliques et de matériel roulant ».

Des personnages hauts en couleur, évidemment, et on croit lire un polar tant il y a de suspense et d’action : filatures, écoutes téléphoniques, perquisitions… Et des gardés à vue qui finissent par balancer leurs potes. Car pour contrer les vandales, la police met en place des moyens jusqu’ici réservés au grand banditisme. Elle fantasme même des liens entre graffiti, trafic de stups et djihadisme ! Du côté de la RATP, c’est la surenchère sécuritaire : toujours plus de vidéosurveillance et d’agents armés… Les graffeurs bombent les trains, et la Régie le torse.

Ce livre offre aussi une plongée dans un monde dont la sociologie pourrait étonner. Dans le graffiti parisien, les milieux sociaux se mélangent et on y trouve même quelques gamins branchés, issus de très bonnes familles. D’ailleurs, à part eux, qui aurait pu importer le mouvement hip-hop en France, vu le prix d’un billet d’avion pour New York ? On croise aussi des nanas dans cet univers bien testostéroné et, pour ma part, j’apprends avec plaisir que Comer a été initié au graffiti par le crew 100% féminin de sa cousine, qui taguait Miss Septic du côté du Kremlin-Bicêtre.

Enfin, Karim Madani raconte avec brio l’histoire d’une culture véritablement underground dans un Paris pas très « carte postale » : l’ouverture des premiers centres commerciaux et les bombes volées, le terrain vague de Stalingrad, la chasse aux skinheads, les soirées sauvages et celles du Globo, les fripes customisées et les mixtapes chez Ticaret. Toute une époque, sans que soit nié ce qu’elle avait de violent.

Alors, j’ai refermé ce livre avec dans le sang une bonne dose d’adrénaline et de glycéro, et l’envie d’écouter Assassin dans mon vieux walkman.

(Photographies © DR)