Peuple de mon sommeil
tu vas comme chez toi
sur les boulevards de mes rêves.
Je suis cœur de la tête aux pieds
de la tête aux pieds cœur et sexe
et le luxe que j’ai chanté
vient me rejoindre et installe
le divan piétiné et les tissus précieux épars
voici sur le piano cannibalesque
ma fleur de Salvador et ma fleur de Boulogne
mon beau bouquet d’amour
vos prénoms toujours sur mes lèvres
comme une bave de santé.
Vos yeux jetés au loin naufragés du désir
vos cheveux caressants
chaud abri de mes mains fébriles et inquiètes
mes cicatrices ma passion
le ravin de la vie
ta robe rouge et noire
je suis cœur de la tête aux pieds
de la tête aux pieds cœur et sexe
ma fleur de Bologne
ma fleur de Salvador
mes belles visiteuses.
Vous avez la fin rapide
des condamnés à mort
lorsque entre mirador et hôpital
le petit jour agite ses mains sales
de moribond en sueur.
Alors la pluie tue le sable
à coup d’aiguilles
méchamment.
Cœur de nuage tu vas
dans les limites de la cage thoracique
d’un barbelé à l’autre
balloté
titubant
je vais
à la recherche de mes fantômes
spectres aux chaînes d’or et aux linceuls de soie
mon cœur flotte
comme le drapeau noir
au grand mât du bateau blessé.
Puis à l’ouest
le jour cachant sa plaie sanglante
se traîne pour mourir
c’est l’heure
où dans la tâche noire de la nuit
s’allument les phares resplendissants de vos présences
cependant qu’a Paris
la tête claire de l’aimée
roule sur l’oreiller
parmi l’écume de ses cheveux blonds.
1940
***
Léo Malet (1909-1996) – Les Hommes sans Epaules n°20 (2005)