(Anthologie permanente), Milène Tournier, Se coltiner grandir

Par Florence Trocmé


Milène Tournier publie Se coltiner grandir aux éditions Lurlure.
« Vous avez trois magnifiques prénoms »,
A dit la mère à ses enfants –
Comme si ce n’était pas elle
Qui les avait choisis
...
Destins doux de salle à manger,
D’oiseaux à écouter chanter –
Je pleure par terre près
De la cheminée éteinte.
Une fois, je sais,
On avait castré la chatte –
Revenue avec
Un bandage blanc autour du ventre.
Sauf avis contraire,
Je peux refaire un feu.
...
Premier mercredi du moi
Et l’alarme des sirènes de la ville –
C’est toute l’enfance à midi.
...
Été mère et mer,
Hiver et cheminée, père.
Synesthésie simple, de parents et saisons.
...
La mère disait « les agapanthes »
Devant les agapanthes
Et je voyais des grands fauves.
...
Le père disait : « Les abricots
C’est bon quand c’est tiède et presque
De la marmelade », mais trop gourmand, les cueillait
très verts
...
J’ai demandé au père
De jouer de l’harmonica
Il a sorti, d’abord, sa Ventoline.
...
« Papa, tu crois en Dieu ?
– Je crois que Dieu
A créé quelque chose en nous
On doit assurer la maintenance. »
...
Et après,
Il m’a parlé du cahier des charges des deux-chevaux,
Qu’une deux-chevaux devait pouvoir
Transporter cinquante kilos de pommes de terre,
Qu’une deux-chevaux devait
Être suffisamment légère pour être maniée
Par une conductrice débutante,
Et que
Les paniers d’œufs à l’arrière
Doivent arriver intacts
Et j’ai pleuré en silence,
Si peu intacte déjà, et encore si loin
De la moindre arrivée.
...
A son retour dans la maison natale :
« T’en mets du temps pour éplucher une orange. »
Père et fille se redécouvrent
Devant l’oranger du jardin
...
« Il est un peu lent »,
Commentait la mère devant le grille-pain –
Mais qui marchait au minuteur.
...
De la baie vitrée du dernier étage de la galerie commerciale, le père parlait, pour moi, à toute la ville. Et me donnait, si l’on était dans une sorte d’autobiographie, une leçon à sa façon de photographie. En bas les gens étaient tous des sourds et des fourmis. Et ça commençait :
« Parapluie-passage clouté, c'est bien. C'est classique mais c'est bien. Le classique aussi, ça peut être bien. Faut pas ne pas faire juste parce que d'autres avant ont fait. Toi, madame. Non, pas toi ! Toi, la madame verte. Voilà. Avance-toi. Encore. La colle pas, toi. Passe au feu d'après, vous pouvez bien vous décoller une minute. J'ai l’œil, je vois ce qui peut être photogénique. Et parfois rien qu'un rien, ça peut gâcher tout, mais c'est ça qui est beau, sinon ce serait trop facile. Voilà ! Non, ne grille pas le feu. Voilà ! Là, ce serait parfait. Mais, monsieur, il pleut, mets un parapluie monsieur ! Oh ! Le chien noir et blanc ! Ce qui serait vraiment beau, c'est le chien tout seul, qui traverse. D'accord, la poussette. Pourquoi pas, la poussette. Poussette-passage clouté, ça peut. Oui, vieux monsieur ! Non ! Tu veux pas aller à droite, mais non, tu veux aller en face, regarde, en face  ! Tu veux aller à la boulangerie en face, traverse ! »
Et je riais, et je riais.
Je riais comme dans une autobiographie.
(...)
Milène Tournier, Se coltiner grandir, Lurlure, 2022, 216 p., 21€, site de l’éditeur
« Sans doute est-ce là un livre parfois plus chantonné qu’écrit. Un livre écrit avec le souvenir des souvenirs écrits, une poésie pas trop loin de l’autobiographie, même si celles-ci, souvent, se chassent comme des sœurs.
Mes parents. L’amour. La ville. La mort. La peur. Et ce verbe, à bout de bras : grandir. Milène : grandir. Il est des infinitifs qui se comportent comme des impératifs. »
M. T.