Les Archives Départementales de Martinique présentent du 16 septembre au 16 octobre 2022 l’exposition Martinique 1920-2020 Bribes de Mémoire de Claude Cauquil.
Claude Cauquil explique le point de départ de cette nouvelle série dans un entretien avec Dominique Brebion
En avril 2019 une publication sur les réseaux sociaux a attiré mon attention. On y voyait un rassemblement de plusieurs centaines de personnes. Les codes vestimentaires, les attitudes semblaient clairement indiquer que nous étions aux Antilles Françaises dans les années 70. J’ai immédiatement envoyé un message pour connaître la source iconographique.
La réponse n’a pas tardé. Le cliché était issu des archives du journal Justice et avait été pris le 8 mai 1970 au Lamentin pour la célébration du cinquantenaire de la création du journal.
Donc, cet organe de presse allait fêter ses cent ans en 2020.
Justice est le plus ancien journal de la Caraïbe encore publié. C’est une publication liée au parti communiste. Justice est un journal particulièrement attentif aux mouvements sociaux.
Ce centenaire m’est apparu comme une excellente occasion de me pencher sur une série de peintures se référant à divers événements ayant jalonné le siècle qui vient de s’écouler.
Ce n’est pas la couleur politique du journal qui m’intéresse à titre personnel, c’est la longévité du journal et sa qualité de témoin de l’histoire de la Martinique durant un siècle qui a suscité mon intérêt, la provisoire disparition du quotidien France Antilles en 2020 est encore venu apporter un nouvel éclairage sur la sensibilisation pertinente ou non d’une expression écrite à plusieurs voix face à l’évolution sociale.
C’est aussi pour moi l’occasion de poser la question de la pertinence, ou non, d’une peinture d’histoire au XXIe siècle.
DB
On remarque la représentation d’évènements mémorables de l’histoire de Martinique : Découverte du corps de André Aliker sur la plage de fond Bourlet en janvier 1934, Emeute du 11 février 1935, Discours du Général De Gaule au lycée Schoelcher en 1960, Tombes des victimes du 24 mars 1961, au Lamentin (Discours sur trois tombes), Arrestation de Pierre Just Marny le 19 octobre 1965, affaire Chalvet en février 1974, Grèves de 2009. Comment sélectionnes – tu les scènes à peindre ?
Fond Bourlet 1935
Acrylique sur toile,120cm X 120 cm
2019
Photo de presse
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Certes, certains évènements me parlent plus que d’autres, notamment tout ce qui touche aux luttes sociales me renvoie à mon vécu d’enfant.
De même tout ce qui a trait à la foule active les mêmes ressorts dans un jeu d’attraction-répulsion. Pourtant ce qui détermine le choix au-delà de l’importance politique de l’évènement ou de la période traités, reste la proposition plastique des documents consultés. A aucun moment je ne me prétends journaliste ou historien, mon approche est celle d’un peintre, elle est avant tout picturale. La foule revient inlassablement dans ma pratique, je la perçois comme une entité, elle est un individu à elle seule, une vague, puissante et instable, rassurante et effrayante. Elle rassemble les anonymes qui font l’histoire, l’imprévisible qui redistribue indéfiniment les cartes.
L’ensemble des toiles donne à voir des personnages seuls ou en groupe, mais le propos dans cette série n’est pas de se pencher sur un individu, c’est sa position dans le contexte social, son interaction avec ses contemporains qui me préoccupe. Il ne s’agit donc pas pour moi de portraits.
Un personnage, Marny, pourrait paraitre inattendu dans cette approche plutôt sociale de l’histoire Martiniquaise. Son histoire dépasse largement le fait divers car il est devenu, contre toute attente un symbole de la résistance au système colonial des années 60. Les décennies d’enfermement qui ont suivi et sa mort sont venus parfaire sa légende.
Marny
Acrylique sur toile, 150 cm X 50 cm
2020
et Photo de presse
DB
Cette récente exposition n’est pas sans rappeler Les Chemins de l’Homme présentée au CMAC Scène nationale en 2005. Le principe semble le même. La série de 2005 décline la représentation d’une foule de manifestants en marche à Washington dans le cadre de la lutte contre les droits civiques. Les tableaux sont librement inspirés de photographies d’ouvrages comme I Have a dream ou Freedom. Il ne s’agissait pas de reproduire fidèlement les photographies. Tu effectuais des recadrages et une nouvelle construction des images. Tu gommais les détails pour intensifier le contraste du noir et du blanc. Cependant si l’on retrouve dans ces deux séries le thème de la foule et une certaine distance d’avec le cliché de départ, ce qui les différencie, c’est l’usage exclusif du noir et du blanc ainsi que l’espace toujours saturé des tableaux des Chemins de l’Homme.
Les chemins de l’homme Jamaïca 2005
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Pour cette exposition comme les précédentes, mon travail s’établit à partir de sources photographiques. Pour Bribes de mémoire, certaines proviennent des archives du journal Justice, d’autres de documents glanés sur le web et, enfin, de captures d’écran, arrêts sur image au sein de films d’actualité.
DB
Cette exposition n’apporte-t-elle pas une réponse à la question : comment peindre l’histoire aujourd’hui ? Peindre l’histoire, c’est revenir sur le passé pour mieux comprendre le présent ou arrêter le flux des images médiatiques, pour mieux la regarder. Certes depuis le XIXe siècle, les frontières de la « peinture d’histoire » ont changé. Les hiérarchies artistiques n’ont plus cours. Ce qui était considéré comme le plus haut genre, codifié à l’extrême, destiné à représenter un évènement important s’est transformé en une vision plus moderne et plus personnelle à l’initiative de l’artiste.
Février 1935
Acrylique sur toile,80cm X 80 cm
2020
CC
Oui, ce travail se rapproche d’une peinture d’histoire car il permet de fixer des images ayant volontairement trait à une période ou un événement précis dans le but de les mettre en mémoire. Je crois que l’image peinte à plus de chance de survie que le stockage virtuel.
Je ne cherche pas à renouveler le genre, je livre simplement mon approche.
DB
Tu développes depuis des années un traitement de la couleur spécifique…
CC
D’un point de vue technique, le plus souvent je ne pose pas ou peu de traits préparatoires sur la toile. Je couvre le support d’une couleur de valeur foncée ou moyenne sur lequel je viens poser les taches de lumière les plus claires. C’est autour de cette proposition que les autres plages de couleurs s’articuleront pour livrer la première proposition qui se complexifiera par un jeu de recouvrements et d’effacements.
Il est fréquent que mon travail soit comparé aux productions du fauvisme, la récurrence de la remarque m’a amené à ne plus contredire mes interlocuteurs, j’ai fini par comprendre, ou plutôt accepter, leur lecture. La période fauve est loin d’être celle que je préfère dans l’histoire de la peinture, j’irais plutôt chercher mes influences du coté de Jasper Jones, Rothko, Bacon, les photos kitchs solarisées des années 70, le tout combiné avec un goût prononcé pour le caravagisme et la statuaire.
La combinaison de ces diverses sources tend mon attention essentiellement vers les contrastes chromatiques de simultanés (Jones, Rothko), les contrastes de valeurs (caravagisme), la fragmentation de la surface (Jones, support-surface), géométrisation sous-jacente des surfaces et de la composition. L’influence de Bacon et de Caravage est présente au niveau de la dramatisation, théâtralisation par les choix plastiques.
Le traitement, récurent notamment dans mon travail du portrait par saturation des couleurs était déjà présent dans mon travail il y a une trentaine d’année, je pense qu’une des sources de cette approche de l’image vient d’un poster très kitch qui a été affiché dans ma chambre durant toute mon adolescence, je ne sais pas si je l’aimais particulièrement, mais je l’ai énormément observé. Il s’agissait de la photo aux couleurs saturées d’une chanteuse afro-américaine.
J’ai longtemps cherché à retyper cet effet en remplaçant les parties sombres des propositions plastiques par des couleurs franches, les moins rabattues possible, se limiter pratiquement à la gamme des couleurs primaires et secondaires.
Comme vous êtes Français
Acrylique sur toile, 50 cm X 150 cm
Le véritable virage a eu lieu au début des années 2000 avec la découverte du travail informatique et des logiciels de traitement de l’image. Ce nouvel outil m’a permis de modifier mon rapport à l’esquisse préparatoire par là même au processus pictural dans sa globalité
DB
Hormis ton intérêt pour le prolongement et le renouvellement d’un genre pictural peu répandu aujourd’hui, la peinture d’histoire, ta démarche ouvre le champ d’un autre questionnement, celui de la relation de la peinture et de la photographie. L’invention de la photographie a eu un fort impact sur la peinture. La photographie commence par être, comme le disait Baudelaire « l’humble servante de l’art », un outil au service des peintres. En 1870, Marconi, photographe de l’Ecole des Beaux – arts de Paris propose un catalogue de pose de femmes, d’hommes et d’enfants libérant ainsi les artistes de l’obligation de rétribuer un modèle. Les portraitistes ne sont plus obligés d’imposer aux personnalités de nombreuses et longues séances de pose. Les peintres d’histoire utilisent aussi les photographies pour représenter des cérémonies où sont présentes des centaines de personnalités. Et la photographie les contraint alors à plus de précision, plus d’authenticité, puisque désormais la confrontation de la photo et de la peinture est possible. Ainsi William Powell Frith a utilisé des photographies pour réaliser son grand tableau, Le Mariage du Prince de Galles (1863). Tout comme Manet représente Baudelaire (un an après sa mort) et Poe d’après photos. Ce sont aussi des photos retrouvées en 1910 dans l’album de Hambourg qui contribuent à la nouvelle version, dite version de Mannheim, de L’exécution de Maximilien d’Edouard Manet (1868/1869). Des peintres contemporains, comme Francis Bacon, continueront d’utiliser la photographie comme outil de l’art, comme élément actif du processus de production de l’œuvre. Bacon préfère en effet peindre ses portraits d’après photographies et les fait parfois photographier spécialement par John Deakin mais paradoxalement, ce qui l’intéresse, c’est déformer, distendre, disloquer les apparences. Dès lors, la photographie et la peinture ne cesseront de dialoguer sur différents registres. Comment est née ta relation de peintre à la photographie ?
CC
J’ai introduit le document photographique dans ma pratique picturale à Porto Rico en 1997 pour les besoins d’une série que je réalisais sur la boxe qui se présentait sous forme d’un assemblage de surfaces noires, blanches, rouges et bleues avec quelques toniques de jaune. Ne connaissant strictement rien à ce sport, le support photographique me permettait de donner plus de justesse aux attitudes et aux mouvements, et, ainsi de transcrire avec davantage de justesse la tension entre les protagonistes. La tension entre les surfaces.
J’ai été séduit par la photographie comme point de départ à mon travail dans la mesure, où elle est déjà une traduction du réel. Elle est une proposition plastique qui crée une première distance avec le fameux « sujet» qui hante la peinture figurative
Le propos est moins littéraire au bénéfice de la picturalité.
DB
Alors que dans Les chemins de l’homme tu respectais le contraste noir et blanc de la photographie, avec Bribes de mémoire tu apportes la couleur à des clichés noir et blanc ….
CC
Les chemins de l’homme King’s dream 2004
" data-image-title="Les chemins de l’homme King’s dream 2004" data-orig-file="https://aicasc.files.wordpress.com/2022/09/les-chemins-de-lhomme-kings-dream-2004.png" data-image-description="" data-image-meta="{"aperture":"0","credit":"","camera":"","caption":"","created_timestamp":"0","copyright":"","focal_length":"0","iso":"0","shutter_speed":"0","title":"","orientation":"0"}" width="548" data-medium-file="https://aicasc.files.wordpress.com/2022/09/les-chemins-de-lhomme-kings-dream-2004.png?w=300" data-permalink="https://aica-sc.net/?attachment_id=23789" alt="" height="535" srcset="https://aicasc.files.wordpress.com/2022/09/les-chemins-de-lhomme-kings-dream-2004.png 541w, https://aicasc.files.wordpress.com/2022/09/les-chemins-de-lhomme-kings-dream-2004.png?w=150 150w, https://aicasc.files.wordpress.com/2022/09/les-chemins-de-lhomme-kings-dream-2004.png?w=300 300w" class="wp-image-23789" data-large-file="https://aicasc.files.wordpress.com/2022/09/les-chemins-de-lhomme-kings-dream-2004.png?w=541" />Les chemins de l’homme King’s dream 2004Pour Les Chemins de l’Homme, première série partant de documents d’archives, le noir et blanc m’est apparu comme une évidence pour donner une solennité, apporter un silence, comme un recueillement à cette multitude d’individus venus de tous horizon pour formuler un même rêve.
Étant quelque peu agoraphobie de nature la foule est, pour moi, bruyante, désordonnée, imprévisible tumultueuse et dangereuse par essence. Réduire la gamme chromatique au minimum m’a permis de me concentrer sur le but du rassemblement plutôt que sur le fourmillement qu’il engendre.
Le noir et blanc au-delà de l’évidente référence à la photographie de presse des années 60 permettait, à mes yeux de suspendre l’instant magique de la cohésion.
Bribes de Mémoires propose un regard plus large sur une période plus étendue. La diversité des évènement et des périodes ne nécessitaient par une parfaite unité stylistique. J’ai donc appliqué un principe de colorisation souvent poussé à l’extrême dans la saturation.
DB
Merci Claude pour ces précisions sur la manière dont tu abordes ces problématiques que nous pourrons approfondir lors de la table ronde animée par Christelle Lozère, Gilbert Pago, Sophie Ravion d’Ingianni et Karole Fontaine qui accompagnera le vernissage de l’exposition