James Baldwin, 1969
" Tony a quinze ans. Je n'ai absolument pas l'impression qu'il sera jamais costaud, comme Ruth ; mais Ruth dit que si. Ruth n'est pas grosse. Elle a une solide charpente. Elle dit qu'à l'âge de Tony elle était bien pire que lui et qu'elle n'avait que la peau sur les os. Pour l'instant Tony ressemble à un Meccano en pièces détachées. Il pourra devenir un train ou une gare ou un gratte-ciel ou un camion ou un tracteur ou une pelleteuse à vapeur, tout dépend de la main qui le montera. La guerre que se font les chevilles du pauvre gamin les a mises à vif et, de temps à autre, les chevilles paraissent attaquer les genoux qui sont dans un état lamentable. Les jointures, les poignets, les coudes et les omoplates de Tony sont tout bonnement un immense champ magnétique pour les plus brutaux de tous les objets inanimés de ce monde. J'ai vu des tables et des pieds de table se jeter sur lui ; les fenêtres ouvertes, quand il les touche, se font guillotines ; les seuils de portes se marrent quand ils le voient arriver, les escaliers le guettent avec une folle impatience. Je souffre pour cet enfant dès que je le vois bouger. Il n'a pas de chair sur les fesses non plus : en fait il n'a pas de derrière du tout et les planchers, surtout les vieux avec des échardes, refusent de lui foutre la paix.
Pourtant, il peut danser - très très bien, je trouve ; c'est drôle de voir toute cette gaucherie transformée, transcendée au-delà des os par quelque chose que mon fils entend dans la musique. Il a d'énormes yeux noirs - comme son oncle Arthur - et des cheveux de quelque part entre l'Afrique du Mississippi, d'où vient Ruth, et l'Afrique, teintée d'Inde, de la Californie d'où je viens. Il ressemble plus à sa mère qu'à son père. Il a les pommettes hautes de Ruth et sa grande bouche, mais il a mes narines et mon menton.
J'ai le sentiment dérangeant d'être probablement un mauvais père - mon fils est fait de vif-argent, moi pas - mais j'espère que ce n'est pas l'avis de Tony. Je ne sais pas si mon fils m'aime - on a toujours l'impression d'avoir commis de très grosses erreurs - mais je sais que j'aime mon fils...
Tony n'est pas non plus très gentil avec sa sœur, autant que j'en puisse juger. Odessa a treize ans. Tony et elles ne s'accordent sur rien, sauf sur le fait que le sexe de l'autre est détestable, si l'on peut appeler ça s'accorder. O dessa, je vais te tuer ! ai-je un jour entendu Tony hurler dans la cuisine, pendant que Ruth et moi nous trouvions dans le salon. J'ai levé la tête. Ruth m'a regardé. Elle a crié : "Si vous ne sortez pas de cette cuisine tous les deux, je vais venir vous faire la peau illico ! Et j'ai le couteau à découper. Maintenant, venez ici. Si vous ne pouvez pas vous tenir tranquilles, allez vous coucher. Seigneur Dieu ! " Et elle s'est replongée dans son bouquin..."
James Baldwin : extrait de "Harlem Quartet", 1978-79. Éditions Stock 1987,91,98,2003,2017 pour la traduction française. Du même auteur, dans Le Lecturamak :