(Note de lecture), Stéphane Lambion, Presque siècle, par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé


Le recueil de Stéphane Lambion, Presque siècle, est un livre de deuil en trois sections. Il s’ouvre sur la vision que le poète a de sa grand-mère qui boite : « au bout de la rue / je l’ai vue / boiter / petite et muscle / de la famille1 ». De ce regard naît le sentiment d’une grande fragilité qui annonce la mort et l’enfouissement du corps (« , elle met / pied en terre »). Le parcours de la rue en même temps que la descente en terre constituent d’ailleurs les images essentielles de la première section (« grand-mère qui creuse / de ses mollets maigres / jambes vieilles » ; « à chaque pas tu arraches / un peu de / terre » …).
Quelques scènes cependant viennent rompre la marche lente. Elliptiques, ces pages se concentrent sur un fragment de conversation (« couvre-toi bien »), un détail du corps vieilli (« ses veines ont l’épaisseur de ses ans ») ou de ce qu’on suppose être un souvenir, une photographie (« dans ses bottes d’hiver / craquelées de soleil / elle a six ans / et quatre-vingt-treize de plus. »). Or, ces éléments banals révèlent chaque fois, délicatement et tendrement, un revers de peine. Il suffit d’écouter cette formule si simple : « avance encore un peu ». Elle désigne à la fois le fait d’ « avancer » une chaise près de la table lors d’un repas et celui, bien plus grave, d’ « avancer » vers la mort. Chaque geste et chaque mot sont ainsi inquiétés par la disparition qui s’y loge : « elle ne laissera derrière elle / qu’un mètre cinquante-trois d’ombre / et moi dedans ». Pourtant, s’exprime en même temps un désir de faire siens, jusqu’à les incarner, ce temps qui passe, cette vie qui sombre : « je mangerai / ta face /, me nourrirai / de tes aspérités / , ingérerai ton presque siècle. »
L’étrangeté du recueil tient sans doute au fait que le poète semble descendre aussi, du même pas, cette rue, non pour aller vers la mort mais pour en faire le deuil. Dans la deuxième section, il doit, à son tour, aller seul : « grand-mère / ce n’est pas la peine / de m’accompagner / , j’ai tout / ce qu’il me faut / et le trottoir est étroit. » Une complicité s’esquisse de la sorte, car c’est autant face à la mort qui nous attend que face au deuil, qu’on perd la parole : « à chaque pas je perds / une lettre c’est ma langue / qui se dissout – ». De fait, l’usage des pronoms, la disposition des poèmes sur la page (tabulations pour certains retours à la ligne ou au cœur même des vers), et la ponctuation (virgule en début de vers et non en fin de vers) suggèrent une langue qui se dérègle comme le pas, parce qu’elle rencontre le risque du silence et du vide.
Cette instabilité s’atténue sans doute dans la dernière section, en ceci qu’elle est un apaisement. Elle débute ainsi : « voilà grand-mère / j’ai tour-/né. » Dans la coupure du verbe, la naissance, fruit du deuil. Les lieux eux-mêmes changent puisque la rue laisse place à un lac, eau calme et sereine. Non qu’il y ait oubli de la mort, mais, dans ce trajet commun, s’est tracée la possibilité de l’accepter : « devant moi s’étale / un lac / sans bords ».
1 Les citations ne peuvent rendre compte de la disposition sur la page, notamment des tabulations qui décalent certains vers.
Antoine Bertot

Stéphane Lambion, Presque siècle, Éditions La Crypte et Éditions Henry, 2022, 61 pages, 12€
*
Extraits
«   aucun bruit
   alentour.
de part et d’autre du trottoir
   on se tait sec
   : ils pensent
   que la mort est un silence,
   qu’il faut
     du silence pour mourir.
*
le bout de la rue est
proche vraiment :    je sens son odeur.
*
(un instant
je me réchauffe
à nos vieilles photos
   , bouillottes
     de papier
     à feu doux) »
(p. 49-51)