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Publié le 08 septembre 2022 par Jean-Emmanuel Ducoin

La Fête, unique au monde, est un repère fidèle.

Aventure. Toute nouveauté incite au retour aux sources, comme si l’exigence de changement se devait de puiser dans quelques matrices impérieuses. Ce vendredi 9 septembre 2022 n’est pas une date ordinaire pour l’Humanité, qui ouvre un original chapitre du grand livre de son histoire populaire plus que centenaire. Une Fête réinventée s’installe donc au cœur de l’Essonne avec l’objectif de bâtir, d’ores et déjà, d’inédits horizons en ouvrant les portes du futur. Bien sûr, le bloc-noteur n’oubliera pas de sitôt les «adieux» à La Courneuve, tout ce qu’il fut en grand et en relief de ce rendez-vous annuel, durant des décennies, fruit d’une aventure unique en son genre. Mais qu’on se le dise: un site n’est qu’un site et si nous voguons désormais en un autre lieu, aucune raison d’angoisser ou de se crisper. Au contraire. La fraîcheur d’un défi que nous savons mémorable s’impose à tous. Nous relevons le gant, collectivement. Ce n’est ni la fin du monde, ni le début d’un autre, juste la suite de cette Histoire en ampleur, avec sa majuscule, qui réclame de la précaution et de l’engagement à 100%. Car cette Histoire, ancrée au vingtième siècle, reste d’une extrême fragilité face à l’«examen d’émotion politique» lucide qu’appellent les circonstances de notre ici-et-maintenant. «Réussir» la Fête fut toujours une évidence : évoquons, cette fois, un «impératif» absolu.

Justice. Évoquant plus haut le «retour aux sources», allez savoir pourquoi, il fallut convoquer Jean Jaurès. Un peu facile, direz-vous. Sauf que la passion pour le créateur de l’Humanité demeure un phare, sinon un exemple inépuisable. En 1887, il déclarait solennellement: «Plus de lumière, demandait Goethe avant de mourir! Plus de justice, demande notre siècle, avant de finir! Or, pour réaliser la justice, il faut deux choses: la clarté dans l’esprit et la générosité dans le cœur, il faut l’élan et la science, il faut le coup d’œil et le coup d’aile.» La dernière formule, éblouissante, fut en quelque sorte l’acte de naissance du Jaurès journaliste pour les vingt-sept années suivantes, qui marquèrent la politique française et laissèrent en héritage commun un bien précieux: l’Humanité. «Comment donner le beau nom d’humanité, dira-t-il alors, à ce chaos de nations hostiles?» Il répondit par cette formule sibylline: «L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine», plantant l’arbre du journal sur l’humus philosophique (lire Jaurès, la passion du journalisme, de Charles Silvestre, le Temps des Cerises, 2010). À propos de «Notre but», premier éditorial de Jaurès en 1904, le philosophe Jacques Derrida écrira dans le même journal, en 1999: «On n’est pas encore en mesure de déterminer la figure même de l’Humanité que pourtant on annonce et se promet ainsi.» Et il ajoutait: «Magnifique! Intolérable! Une telle audace doit éveiller chez certains des pulsions meurtrières… Ils ne supporteraient pas de voir mettre en question tremblée ce qu’ils CROIENT SAVOIR.» D’un siècle l’autre, les penseurs se répondent.

Acte. Nous le savons, l’autorité n’est pas la puissance, elle ne doit pas sa domination à la force mais à son inscription dans un ordre symbolique. Cette Fête unique au monde en est le repère fidèle, par sa douce alliance de rêveries concrètes et de profondes envies d’en découdre avec la matière politique dans ce qu’elle a de plus noble, comme si nous étions tous les dépositaires de cette gigantesque chaîne d’union de centaines de milliers de mains, gonflés d’un souffle porteur, poussés dans le dos par l’exigence de transformations. Ces mains tenues et solides constituent l’unité même de l’histoire de l’Humanité et de sa Fête, ce « patrimoine national » qui est tout sauf un musée. Le journal de Jaurès n’est pas un testament mais un acte de vie recommencé, un cri de naissance constant qui renvoie au cri de l’homme assassiné. Décrire le monde, n’est-ce pas déjà vouloir le changer?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 9 septembre 2022.]