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(Note de lecture), Karelle Ménine, Nimbe noir, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé

 
Nimbe-noir  recadrée« On pense parfois que dire que l'on croit ou ne croit pas en Dieu signifie avoir tout dit, mais la réalité de cette question est forcément plus complexe. Invitée à m'interroger à mon tour, je suis partie sur les traces d'un souvenir : l'image conservée au fond de ma mémoire d'une femme en prière aperçue furtivement un jour d'enfance dans une abbaye et dont la dévotion m'avait terriblement impressionnée. J'ai remonté le fil vers elle, me suis retournée vers son visage inconnu, ai traversé quelques territoires, quelques ombres pour découvrir alors une autre image, d'une autre femme. Et ce visage a ouvert de nouvelles possibilités. Et ce visage s'est ouvert sur nous-même »
La poésie est peut-être moins le récit d'un rêve propre que celui d'une prière d'autrui. Car Karelle Ménine (historienne, militante et artiste franco-suisse, née en 1972) précise ainsi son spirituel souvenir d'enfance : la moniale à genoux à l'abbaye Sainte-Scholastique (la petite sœur du monastère d'En-Calcat, à Dourgne) se tenait « à genoux face au mur » – dans une « petite alcôve éclairée de quelques cierges »; on répond à sa question, intriguée, d'enfant que cette femme « prie pour sauver le monde ». Et la petite fille rétorque : « pourquoi » – dès lors – « cette femme ne prie-t-elle pas plus fort » ?, et notre auteure adulte ajoute alors, pour elle-même, ceci : « Le monde, on ne peut le farder plus. Mais le sauver, qui sait ». Cet étrange petit livre raconte, en sa seconde partie, comment Karelle Ménine voyage, depuis Genève – via, Berlin, Varsovie et Lublin – au camp d'extermination de Majdanek, pour placer sur le corps jadis à peine entrevu de cette moniale tarnaise le visage d'une photographe et artiste juive, Else Ernestine Neulaender-Simon, dite Yva – déportée et tuée là-bas, dont l'auteure porte avec elle le fameux autoportrait de 1926, éclaté et synthétique, frontal et mystérieux, « un visage qui ne se sauve dans rien », qui « ne se détourne pas » et semble dire : »Ich sehe was du nicht siehst » (je vois ce que tu ne vois pas). Compléter une inconnue (mourant à elle-même d'humilité) par une autre (tuée par ce qu'elle osait mépriser), voilà l'exacte réponse de Karelle Ménine à la question à elle posée (par son éditeur ? ses amis ? les errants, pauvres et marginaux qu'elle ne cesse, à Casablanca, à Erevan, au Burkina, à Kinshasa, à Diyarbakir ... – montre la première partie –, de visiter ?) : que comprenez-vous de votre relation (ou non-relation) à Dieu ? 
Aux trois questions que lui pose ce très furtif souvenir d'une moniale à la posture d'orante, l'auteure sait répondre. D'abord : pourquoi faut-il, pour prier pour le monde, lui tourner le dos ? C'est qu'on ne prie pas pour Dieu, on ne prie pas le monde, on prie Dieu pour nous rendre capables et dignes de croire au monde, on prie pour qu'il soit « tôt » (p.124), encore, dans notre participation à la Création. Ensuite : que voit-on exclusivement face à un mur ? L'impossibilité sentie d'y accrocher mieux que son image. Enfin : pourquoi ne prie-t-elle pas plus fort ? Parce qu'il ne s'agit pas que tout le monde sache qu'elle prie, mais bien qu'une prière de l'intérieur du monde sache l'englober tout.
En quoi dévotion et prière concernent-elles la poésie ? Parce que la première contemple, et la seconde médite, le même Verbe qui leur a donné d'être. La dévotion veut servir ce qui la fonde (se faire serviteur actif de Dieu, c'est d'abord comprendre qu'aucun maître - même le Suprême - ne peut seul tout, comme le poète comprend que le Langage ne pourrait accomplir son rêve sans lui). Même excessive, une dévotion ne peut pas, par principe, être orgueilleuse, lâche ni insensible : le vouloir y consent, comme disait Lulle, à reconnaître ses vrais amis. Et la prière pour autrui nous met par principe, ensemble, hors d'état de nuire (je me croyais mort, et voilà que prier fait vivre mon cœur ; l'autre pour qui je prie sent qu'on demande à Dieu pour lui un service que celui-ci ne pourra refuser) : si, à l'inverse, le tyran aime qu'on s'agenouille devant lui, mais non du tout pour lui, c'est qu'il espère toujours être mis hors d'état de ne pas nuire.
Le lien délicat, partout exploré en ce dérangeant et superbe livre, entre spiritualité et poésie, est qu'elles sont deux faces du même effort de « croire au monde ». Car le célébrer nous fait certes estimer que son ordre est sensé, sa beauté efficiente, sa cohérence instructive, attendant qu'il nous rendre justice d'adhérer à lui. Mais voilà, dit sobrement l'auteure : l'écriture (p.101) « transgresse » ce pacte de confiance, elle ne « croit » pas d'abord au monde, puisqu'elle en relance et brouille l'enjeu, en complique l'accès, en rechiffre dangereusement la garde et la garantie. Elle doit donc compenser d'un inconnu nouveau celui qu'elle creuse. Et par ailleurs, si l'amour de Dieu fait notre force, il signe aussi notre limite, car si Dieu est amour, n'existe en lui que ce que nous sommes les uns pour les autres, mais non pas nous (quel usage aurait-il de ce que nous ne faisons, chacun pour soi, qu'être ?). Le nimbe du saint, si rayonnant et éclairant pour autrui, est normalement noir pour soi. Mais la joie d'appartenir à ce qu'on aime - montre ce stupéfiant et périlleux petit livre - est, parce que d'origine inconnue (les vagues de source sont toujours les moins visibles), irremplaçable.
Marc Wetzel

Karelle Ménine, Nimbe noir, Labor et Fides, 2022, 152 p., 16€
Extraits !
"En cette vie dédiée au recueillement, en ces chants déployés quand bien même l'église se trouve parfois vide, en ce dépouillement de tout, une pulsation existe, source délicatement tapie, secrète comme ces galets que l'on emporte du lit d'une rivière et que l'on conserve au fond d'une poche parce qu'ils contiennent le chemin du retour. Ainsi, toujours, en un lieu retiré, des êtres chantent pour que nous restions debout, et de notre solitude leurs prières font superbement prendre congé"" (p.107)
"Tu pourrais bien apparaître, inconnue au milieu de tout ceci, que je te reconnaîtrais, proche et éloignée à la fois, et si je ne me lasse pas de m'émerveiller de cette idée, je refuse de te chercher dans la foule. Puisses-tu, rêve, vivre et croître à la façon d'un tout et subsister encore un peu demain" (p.129)
"L'humilité, ce n'est pas autre chose que de l'attention, pas autre chose qu'un moment de lucidité qui restreint un peu, jusqu'à ce qu'elle soit épuisée, la peur de disparaître" (p.130)
"Je commande un café, il arrive avec sur la soucoupe un bout de chocolat qui laisse sur la cuillère comme un reste de suie. Je ne fais rien, n'écris pas, ébahie seulement de cette découverte, hors de tout. Quelque chose s'est installé au bas-fond, dans la chair et les poumons. Quelque chose est advenu, que je voudrais encercler, comprendre, mûre d'impatience. Un feu vient de naître, dont je ne sais formuler la nature. (...) Je saurai alors que si ton regard nous aspire, pareillement attirant que ce visage de marbre, c'est parce que, déterminé à nous découvrir, il n'écrase rien et ne s'approprie pas. Qu'il n'est rien d'autre qu'un regard prenant vie en notre compagnie et nous insufflant, par le ventre et non par la vue, une transcendance. Le café a été bu, la cuillère léchée ..." (p.132)


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