« Quand on demande à Loti pour quel candidat à l'Académie il votera, il répond ; pour le moins laid » (Henri de Régnier - Cahiers)
1.
18 mars 2022.- Ciel gris jaune (13°C). Après Georges Haldas, baguenauder chez Pierre Loti offre un genre de libération. Pourtant ses Derniers jours de Pékin non rien de vraiment sautillant au menu. On débarque dans une Chine ravagée par la révolte des Boxers et il n’est question que de dévastation, de ruines et de cadavres livrés aux chiens. Pourtant on jubile, on est presque enchanté. C’est tout le talent de Loti que de nous captiver avec toutes ces choses terrifiantes qui s’accordent peut-être finalement très bien avec son esprit décadent teinté de romantisme. A Tong-Tchéou dans une maison détruite par les combats un chien galeux tire quelque chose sous une pile d’assiettes brisée, c’est le cadavre d’un enfant. Une cage est restée suspendue ; un oiseau y est encore, pattes en l’air, desséché dans un coin. Dans les cimetières, les cercueils éventrés vomissent les os et la pourriture. Dans les rues des têtes de mort à longue natte traînent partout sur les pavés : « Il y a des tournants, baignés d’ombre glacée, que l’on aborde avec un serrement de cœur… » Bref, la mort rôde un peu partout. À la légation française de Pékin l’aspirant Herber, frappé d’une balle en plein front par les Boxers, dort dans la terre du jardin. La grande ville rouge n’est plus que décombres et poussière, la « ville interdite » ne l’est plus, on s’y déplace librement entre les cadavres. Loti est certes horrifié par tout ça, mais il gambille tout de même un peu. Nous aussi, avouons-le.
19 mars 2022.- Soleil voilé (14°C). Dans le Pékin de Loti on croise des centenaires en barbiche blanche qui vivent dans des cours d’ombre abandonnée. Ils y ont bâti des cabanes dans lesquelles ils périclitent en reclus tout en élevant des pies savantes et en cultivant des fleurs maladives dans des potiches à moitié cassées. Ces centenaires sont loin du monde chinois et ils ont bien raison de l’être, car ce monde-là n’est pas bien beau à voir. Les gens y sont pourtant d’ordinaire maniables et doux, accessibles au charme des fleurs ou des petits enfants, mais ils ont aussi une « inexplicable fissure dans la cervelle », qui peut les rendre soudainement d’une cruauté profonde. Ils deviennent alors tortionnaires avec joie et délice, capables d’arracher des ongles, de dépecer des entrailles vives. Ainsi Pékin est jonchée de cadavres, des tas enchevêtrés dans des poses d’agonie, des fouillis de membres sans chair où il ne reste que des épines dorsales toutes rouges dont se repaissent, les chiens et les corbeaux. Avouons-le, si tout cela est dans une certaine mesure « charmant » à lire, cela devait être un peu dur à voir. C’est sans doute pourquoi Loti se réfugie dans l’opium et ses cérémonies. Il revêt alors une robe asiatique (c’était une manie chez que de se déguiser) s’étend sur un cousin doré et laisse aller son imagination lasse et blasée. L’opium est exquis, sa fumée tourne en spirales rapides tout en embaumant l’air : « par degrés, il nous (lui) apportera l’extase chinoise... l’allégement, l’impondérabilité, la jeunesse »… et l’oubli des hommes… certainement.
20 mars 2022.- Temps couvert (14°C). Loti dîne chez un mandarin. On a caché les dames de la maison — chacun sait qu’un Chinois parlant de sa femme ne la désigne que de manière froide, indirecte et sans galanterie ; c’est son « horripilante » ou sa « nauséabonde »—, la vaisselle est étrange, des exquises petites porcelaines si ténues qu’elles ressemblent à des accessoires de dînette. Le menu est non moins étrange, des prunelles confites, des mignardises que l’on mange avec de petites baguettes, un plat d’ailerons de requins, de la vessie de cachalot, des nerfs de biche, des ragoûts divers et variés, l’un aux racines de nénufar et aux œufs de crevettes. L’opium se mêle aux fumets des sauces étranges. Tout cela est bougrement sybarite. Après ce repas, je résume à très gros traits, Loti monte sur son pur sang arabe (un autre cheval que les chevaux chinois qui ressemblent à un mélange de poney et de caniche) et se dirige vers les montagnes Mongoles où il visite les tombeaux de quelques empereurs oubliés. Ensuite il baguenaude un peu dans la Chine profonde où il ne voit que quelques têtes tranchées et posées dans des lanternes à l’entrée des villes, les Boxers se sont apparemment calmés. Puis il retourne à Pékin et assiste à deux trois festivités à tendance coloniales. Les alliés de circonstances (Autriche-Hongrie, France, Allemagne, Italie, Japon, Russie, Royaume-Uni et États-Unis) ont gagné leur guerre, ce sont ses derniers jours à Pékin et le livre est fini. Il était globalement très bien. (Vous me pardonnerez ce compte rendu un peu badin et tiré par la natte, mais je ne suis pas très inspiré.) Comme il faut savoir ne pas rester sans lecture plus de temps qu’il ne le faut, j’enchaîne derechef avec le Le Brasier de l’ange de James Lee Burke. C’est le huitième volume mettant en scène Dave Robicheaux et le bayou succède ainsi aux chinoiseries.
21 mars 2022.- Beau temps (17°C). Première lecture en extérieur prolongée. Bonne condition lectorale. Peu de bruits parasites, un avion lointain, certainement un petit bimoteur, une tondeuse presque aussi lointaine, une courte conversation téléphonique. Pas de quoi se boucher les oreilles. Du côté des bestioles, vu une coccinelle, un bourdon (j’aurais pu l’ajouter dans ma liste de bruits parasites, il faisait autant de bruit qu’un petit bimoteur lointain), deux, trois oiseaux passagers… Pour le reste, le Brasier de l’Ange n’est pas vraiment mauvais. Il y a les défauts et qualités habituelles de Burke. Une intrigue un peu fouillis, mais de beaux passages sur la Louisiane (ses paysages, sa nourriture), et un art du portrait qui confine parfois à l'heureuse caricature.
22 mars 2022.- Beau soleil (15°C). En deux jours de soleil, j’ai déjà un petit teint hâlé et j’ai aussi fini l’Envol des Angesde James Lee Burke. Voilà un type qui fait beaucoup contre le réchauffement climatique. Avec lui pas besoin d’avion ou d’un quelconque moyen de transport pour se rendre en Louisiane. Nous y sommes ! Bon ses romans sont toujours un peu pareils, basés sur le même canevas (en gros la Mafia de La Nouvelle-Orléans, des mercenaires, des flics borderline, le marigot racialiste, le tout un poil emmêlé) mais l’essentiel n’est évidemment pas là (je rabâche). Pour faire bonne mesure (le soleil passait sous les toits) lu deux nouvelles très réussies de Felisberto Hernández. Loin de la lecture, autre dossier du jour : : changer la lunette de mes WC. Vais-je retrouver mon chemin dans la jungle des abattants colorés, fantaisie, façon bois, avec ou sans frein ? Le marché de l'occasion est-il recommandable ? Sur le site de Leroy Merlin, il est question d'un abattant qui « s'adapte à nos envies ». Tout cela me laisse songeur.
23 mars 2022.- Quelque chose de printanier (17°C). Lever 5h00. Labeur. Sieste. Une chronique de Vialatte, trois histoires de Chaval (les gros chiens), deux pages de Schopenhauer. Je frôle l'hétéroclite.
24 mars 2022.- La tendance printanière se précise (19°C). Je relis les Cartes Postales de Henry Jean-Marie Levet. Elles sont toujours aussi belles. Nouvelles acquisitions : Jean Dubuffet - Bâtons rompus, Philippe Sollers - Graal, Evelyn Waugh - Un peu d'ordre.
25 mars 2022.- Ciel dégagé, vent léger, douceur printanière (21°C). Brouillards hypocondres, confitures de nuages, Maharadjahs circonspects aimables Argentines. Je suis très bien avec Levet. Je suis aussi très bien avec Cioran qui dans ses Cahiers reste stupéfait par la persistance de ses propres défauts, par le génie qu'il a de gâcher son temps et par la grande facilité qui lui permet de faire une grande quantité de choses sans conviction.
26 mars 2022.- Les promesses printanières sont tenues. Beau soleil et température presque idéale (20°C). (Avant la sieste) Lu Graalcourt texte de Philippe Sollers. Cinquante-huit pages qui se boulottent en moins d’une heure (au rythme d’une page par minute c’est très largement réalisable, même en regardant le plafond de temps à autre). L’âge aidant Sollers est de plus en plus solaire, Joyaux de plus en plus joyeux (oui je cède à la facilité), et moi presque ravi de lire un éloge un peu fumiste du saint Graal, de l’Atlantide, ce continent perdu, et de ses pratiques sexuelles tout juste à l’opposée des temps qui nous encerclent. Rien d’immédiatement crucial, mais une façon assez allègre de se moquer du qu'en-dira-t-on, de l’air du temps pour le moins assommant, de la lourdeur de certains. Iil y a aussi une partie intime finalement assez présente. Le très jeune Sollers ayant commis la chose avec moult femmes mûres, et alors ? )
(Après la sieste) Alors que le monde tangue, je relis les Cartes postales de Levet. Il faut toujours relire ces onze merveilleuses petites choses (qui ne sont pas si petites, car quoi de plus beau que les « aimables Argentines » et les « valets bien stylés »?). Puisqu’il est question de Levet et de relecture, il faut aussi relire la conversation entre Larbaud et Fargue (ils voyagent dans une limousine qui les emmène, de Saint-Étienne vers Montbrison, visiter les parents de H. J.-M. Levet, ils se souviennent, de leur jeunesse, de Montmartre et des frasques de Levet), il faut aussi relire le Journal de Quasie (comme tout est dans tout : Quasie c’est le nom que donne Larbaud à la limousine qui le transporte lui et Fargue chez les parents de Levet), il y a là quelques lignes qui pourraient pincer le cœur de certains : « Il s'était levé, comme d'habitude, pour déjeuner avec sa mère. Il était très faible, mais assez gai. Il a mangé une aile de faisan (midi et demi). Vers deux heures le médecin est venu faire une piqûre de cacodylate, comme d’habitude. Il savait que c’était la fin, mais il ne dit rien à Mme L. Il se contenta de dire à Henry L. : “Mettez-vous au lit, la piqûre vous fera bien plus de bien que si vous restiez debout : vous l'absorberez mieux.” Il aurait voulu se relever pour dîner avec sa mère, mais le médecin s'y opposa. L dit à sa mère : “ Vous donnerez la becquée, maman”, comme il disait quand il se sentait trop faible pour rester assis. Vers sept heures il mangea de bon appétit deux petites côtelettes d'agneau. Puis il désira dormir : “Maman, surtout ne vous éloignez pas”.“ Sa mère resta près du lit. Vers neuf heures il dit qu'il avait froid. On lui mit une bouillotte chaude sur le ventre. Sa mère s'aperçut alors que les pieds et le bas des jambes étaient violacés. Elle fit venir le médecin. Le médecin vint, s'assit au chevet et tint le pouls du malade. La mère était debout à côté, soutenant la tête de L., qui parut s'endormir sur son épaule. Insensiblement la tête glissait. Tout à coup il ouvrit les yeux, les fixa sur sa mère et cria très haut : Maman !” Mme L., voyant qu'il n'ajoutait rien, lui dit : “Eh bien, quoi ? parle, dis ce que tu veux ?” Pas de réponse. Les yeux grands ouverts étaient toujours fixés sur la mère. Au bout d'un moment le médecin dit : “C'est fini, fermez-lui les yeux.” “Je n'ai pas pu lui fermer, dit Mme L. Je les ai embrassés, j'aimais mieux qu'ils restent ouverts" »
(Après le café) Trois nouvelles de Felisberto Hernández. Lecture étonnante. Hernandez n’est pas à proprement parler dans le domaine du fantastique. Il est plutôt dans le décalage, un peu à côté, dans une mince marge jouxtant la réalité qui donne à ses récits une saveur d'émerveillement. On pourrait parler de surréalisme latin, de Borges, mais c’est quelque chose d’autre, quelque chose de beaucoup plus singulier. Voilà, singulier, c’est le mot.
2.
27 mars 2022.- Soleil voilé (21°C). Je lis Pura Vida : Vie et mort de William Walker de Patrick Deville. Contrairement à ce que pourrait laisser présupposer un titre assez trompeur, ce n’est pas vraiment une biographie de William Walker (cet aventurier Américain qui finira président du Nicaragua. Enfin, qui finira surtout fusillé sur une plage au petit matin), mais plutôt une sorte de patchwork cousu avec moult pièces faussement disparates. Des faits avérés et tangibles, d’autres peut-être moins. (Y a-t-il une part d’imaginaire dans tout ça ? ) Des personnages historiques comme s’il en pleuvait : Simon Bolivar, Che Guevarra, Antonio de la Guardia, Augusto César Sandino, les Somoza père et fils, Castro. Des guerres et des révolutions pas vraiment oubliées : les sandinistes et les contras, les castristes et la CIA, la drogue et la théologie de la libération. En somme, toute la grande affaire centrale et sud-américaine. C’est le premier livre où Deville donne dans ce genre de couture qui concède au patchwork, il tâtonne un peu, se pique parfois les doigts (trop d'informations, trop d’histoires, trop de personnages), il améliorera sa formule par la suite, mais c’est déjà très intéressant.
(Si ce vague compte rendu est un peu faiblard, c’est parce qu’aujourd’hui les conditions lectorales furent déplorables. Premier dimanche de printemps, un soleil pour ainsi dire resplendissant, conséquence le voisinage est ressorti dans les extérieurs oubliant ce semblant de sommeil hiémal qui ravissait mes oreilles depuis bientôt six mois. Et voilà un bagne trop distinct de discussions en-veux-tu-en-voilà de parlotes insignifiantes et de considérations lénifiantes sur l'air du temps. Comme si, physiologiquement, le soleil activait la parole de cet animal grégaire qu’est l’homme. Au moins, l’ours, lui, quand il se réveille ne dit pas de bêtises : il grogne.)
28 mars 2022.- Ciel se couvrant de nuages progressivement (21°). (Avant la sieste) Raconter l’histoire du monde depuis 1860, mais pas n’importe comment. En douze volumes et dans une progression géographique ordonnée qui consiste en deux tours de globe ; l’un vers l’Est, l’autre vers l’Ouest. Six volumes vers l’Est, six volumes vers l’Ouest. Voilà le projet de Patrick Deville. Drôle de projet tellement drôle qu’ il lui a donné un drôle de nom : Abracadabra. Pura Vida, pose les jalons que Deville s’imposera et respectera pour la suite de ce qui pourrait bien être une vaste entreprise. Rien n’est inventé, tout est vérifiable. Rien n’est aléatoire, tout est planifié. Rien n’est hasardeux, et tout est échafaudé dans une architecture parfaitement étudiée. Le rythme est voulu, la mécanique huilée. Chaque détail est nécessaire au fonctionnement d’un grand tout colossal. (Enfin, rien n’est inventé, peut-être pas après tout. Page 205 nous pouvons lire ceci : « J'y avais vu un clin d'œil borgésien, une référence à ces manuscrits disparus qui d'un coup viennent changer le cours des civilisations, à ces détails inutiles et admirables des dates erronées, des noms confondus, des statues qui sont d'un autre héros. Et j'avais pensé à une phrase de Cendrars, à propos de L’Or, et du général Sutter sans doute, La vérité historique c’est la mort, dont je ne peux pourtant m'empêcher de signaler qu'elle figure à la fin d'une lettre du 15 mars 1926, expédiée de Guarujá. »)
(Après la sieste) Fini le Deville qui était très bien. Pour rester dans le grand continent latin lu Le Crocodile de Felisberto Hernandez. Dans cette nouvelle un pianiste assez itinérant pleure quand il le veut et sans chagrin. Sans chagrin, vraiment ?
- Ainsi, vous pleurez par plaisir ?
- Eh oui !
- Alors, j’en sais plus que vous sur vous-même, car au fond vous avez de la peine.
Je restai un moment pensif
- Écoutez, ce n’est pas que je sois très heureux, mais enfin je sais comment m’y prendre avec mon malheur et , parfois même, c’est presque le bonheur.
29 mars 2022.- Voilà ils arrivent, ils sont là, les nuages (17°C). Dans les histoires de Felisberto Hernández un pianiste las et décoiffé entrecroise des hommes crocodiles, des femmes vaches et des poupées qui ne disent pas non. Les villes sont en papier mâché, les balcons s'écroulent par dépit amoureux, les femmes sont jalouses et les chevaux trucident à grands coups de sabots. Voilà un drôle de théâtre, un drôle de monde, un monde inusité (Les Hortenses,nouvelle géniale).
Lire La Maison de la vie de Mario Praz.
30 mars 2022.- Averses (15°C). Dans Libé(ration) Philippe Lançon parle très bien de Christophe Tarkos et de ses quelques inédits édités par les bons soins de la maison POL (le Kilo). Je tamponne Lançon, il faut lire Tarkos, se laisser happer par son flux, ce n'est pas un ordre, plutôt un conseil.
31 mars 2022.- Large dégradation nuageuse (8°C). À mon retour du labeur, je me jette mollement sur mon fauteuil et j'ouvre les Variétésde l'ami Paul (Valéry). Le hasard faisant bien les choses, tout étant dans tout, je tombe sur ces lignes : « Ma sensation d’immobilité, ma certitude d’être fixe dans ce fauteuil est – sans doute – précisément la sensation d’être emporté par la terre dans son mouvement. C’est le sentiment de cet emportement que nous appelons repos. »
1er avril 2022.- Mauvaise blague, il neige ! (0°C) Le 18 septembre 1966 Emil Cioran passe la soirée avec quelques amis. Tout semble aller pour le mieux. Rentrant chez lui à 1 heure du matin il est pourtant saisi par une crise de désespoir sans nom. Il n'a même pas la force de se déshabiller, il voudrait seulement se jeter par terre et pleurer. Le lendemain il écrit ceci dans ses Cahiers : « Avoir de la tenue, c’est savoir dissimuler ses joies et ses chagrins, ne faire rien qui puisse susciter chez un tiers envie, mépris ou attendrissement ».Puis, nous sommes toujours dans ses Cahiers, il parle de la désolation et du goût de cendres qui imprègne tout son être, de sa stérilité, sa seule raison d'être, son titre de gloire.
2 avril 2022.- Neige et grésil (1°C). Mon salon de lecture penaud sous la neige, je me suis replié vers mon petit intérieur où déplié sur un canapé vaguement scandinave j'ai entamé les Mémoires d'un gentleman excentriquedu dénommé Auberon Waugh. C'est le rejeton de qui vous savez et les premières pages que j'ai lues avec un certain contentement ne me laissent présager que du bien. Oh rien de doux ou de pelucheux, mais plutôt une drôlerie rêche et acerbe, une drôlerie qui n'épargne rien ni personne (pas plus Evelyn qu'Auberon). Évidemment - est-il utile de le préciser ? —, tout cela n'est pas vraiment dans l'air du temps.
3 avril 2022.- Brise glaciale (2°C). Dans les mémoires d’Auberon (Waugh) Evelyn (Waugh) est sacrément décalé. C’est une sorte de ludion bien plus préoccupé par ses cocktails gin-orange que par une nombreuse progéniture qu’il regarde avec un dédain tour à tour distrait et amusé. Ainsi, voilà ce que l’on peut lire dans l'une de ses lettres adressées à la fameuse Nancy Mitford : « Mes deux aînés sont ici – assommants. L’aînée oscille entre des tirades théologiques et un mutisme complet ; le garçon ne songe qu’à s’amuser et ses camarades le croient très spirituel. J’ai essayé de le supporter en étant ivre, j’ai essayé de le supporter en étant à jeun… » Dans une autre lettre adressée à la même Nancy Mitford, il semble se faire une raison en même temps qu’il semble se faire à ses enfants : « Plus je vois les enfants des autres, moins je déteste les miens ». Vouloir accepter sa propre progéniture voila qui est bien fatigant. Auberon (Waugh), lui, a bien du mal avec sa famille, son père l’écrase et il ignore ses frères et sœurs. De toutes les façons il passe l’essentiel de son enfance dans divers pensionnats. On ne choisit pas sa famille, on ne choisit pas ses pensionnats non plus. Ceux de l’Angleterre de l’immédiat après guerre sont ce qu’ils sont, on y pratique les châtiments corporels à foison, ce qui il faut bien le dire n’est qu’une façon de perpétuer la tradition. Aubron ne s’afflige guère de tout ça. Il raconte ses années de collège avec le ton pince-sans-rire de celui qui a oublié les coups. Pour tout vous dire, tout cela est presque amusant.
4 avril 2022.- Beau temps frais (9°C). La neige disparue, mon salon de lecture extérieur reprend, des teintes printanières. Ce n’est pas plus mal et j’ai même pu poursuivre mes pérégrinations lectorales dans des conditions somme toute acceptables, une température certes un peu fraîche, mais largement compensée par un soleil au garde à vous. Pour en revenir à ce qui est censé nous occuper ici, à savoir l’autobiographie d’Aubron Waugh, j’ai bien l’impression qu’en dehors d’être l’histoire d’un esprit drôle et acerbe c’est aussi l’histoire d’un corps. Un corps assez martyrisé par un système éducatif tout autant insulaire que britannique, par des enseignants très aptes à manier gifles et savates, par l’armée aussi… En 1957, ce corps est jaugé comme un bidule plein de pièces détachées, on regarde cette langue, on écoute cette toux, on empoigne deux testicules à pleines mains, Auberon est apte pour le service militaire. Après des classes ennuyeuses et quelques aventures semi-drolatiques, le voilà assez vite officier… Un officier que l’on envoie sur l’île de Chypre alors en pleine chiffonnade entre Turcs et Grecs. Comme Auberon est peu gauche sans être de gauche (tout du moins son corps, l’esprit lui est vif et droit), il trouve le moyen de se tirer lui-même une rafale de mitrailleuse en plein ventre. Tout cela serait drôle si ce n’était tragique et prouve une fois de plus qu’il ne faut jamais laisser une arme antre les mains d’un écrivain. Le résultat est généralement catastrophique et là il l’est vraiment. Auberon est presque mort. On lui ôte un poumon, la rate et un doigt… On lui scie deux côtes dans un hôpital digne du pire de l’Union Soviétique. Il survit et c’est presque un miracle. Après une longue convalescence, pensionné et revenu à la vie civile, un soir de beuverie il heurte de plein fouet un tracteur qui ne demandait rien à personne. Traumatisme crânien, deux jours de coma, la mort frôlée de près, cela commence à devenir une habitude. Auberon se remet tant bien que mal de tout ça. Il fait un petit tour par Oxford rate ses examens par dilettantisme, écrit un roman, se marie et se recycle plus ou moins dans la presse scandaleuse. Evelyn Waugh meurt le 10 avril 1966 (le jour de ma propre naissance, j’aurais tant aimé prendre le relai), sa mère sept ans plus tard à l’âge de 57 ans (l’âge où ma propre mère est décédée, tout est dans tout)… Voilà j’attaque la page 300, la fin du livre est proche. Malgré les apparences, il est très drôle, très bien et presque parfois émouvant.
5 avril 2022.- Large chape nuageuse concédant quelques rares soleillées (11°C). Pour qui ne maîtrise pas parfaitement les arcanes de la presse britannique en 1968 et 1990 la dernière partie des Mémoires du père Aubron peut aisément paraître confuse. On s’y perd il y a des noms qui doivent ronfler outre-Manche, mais qui par chez nous n’émettent qu’un infime sifflement asthmatique. Qui connaît Philip Dessé, Claire Tomalin ou Jeremy Thorpe à Louhans, Mende ou Rabastens ? Bon on s’ennuie un peu, mais il y toujours de bons moments. La guerre personnelle d’Aubron contre quelques figures politiques locales, son engagement pour le Biafra, ses villégiatures dans le Lauragais au milieu d’autochtones pas vraiment évolués, un bel éloge des vins australiens, de l’humour, toujours…