La guerre, le silence, la parole…
À propos de
Sous Un Ciel d’airain
de
Stefan Hertmans
Les questions les plus rebattues méritent toujours qu’on les prenne au sérieux et qu’on les reprenne. Celle-ci, par exemple, à l’occasion de ce recueil de poèmes de Stefan Hertmans, qui fera sinon date, du moins qui le devrait, parce qu’il oblige à reconsidérer bon nombre de choses :
En définitive, pourquoi écrit-on de la poésie, ou ce qu’on appelle ainsi ? Et plus exactement encore : pourquoi, alors même qu’on est auteur de romans, de récits, d’essais et d’études littéraires et philosophiques, en plus écrire sous ce régime si spécial de la langue qu’est la poésie ?
Admettons que « la poésie » indiffère, ou soit devenue indifférente pour bon nombre de raisons qui tiennent à l’Histoire, aux manières de penser et donc d’écrire, ne serait-ce que pour faire place au poème, qui n’est pas un genre, qui ne connaît pas de norme objective fixe, mais qui, à l’intérieur de lui-même se souvient, parce qu’il en est encore capable chez certains, de plus en plus rares, de « la poésie », de son passé et de ce qui en elle a passé, parce qu’il a pris acte des conditions au présent de la langue, parce que, enfin, il écrit l’expérience même d’une parole qu’on appellera césurée en ce qu’elle émane par son acte propre de la suspension de tout discours déjà finalisé, trop satisfait de lui-même en ce qu’il croit avoir mené, sans le moindre reste comme toute parole autoritaire, toute chose vers l’intelligibilité.
On se souvient des propos d’Adorno et on s’excuse presque de les rappeler. D’une part, dans Prismes, juste après la Deuxième guerre mondiale : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes ». Le penseur critique des personnalités autoritaires s’est fait ici très autoritaire… D’autre part, dans Dialectique négative, quasiment vingt ans plus tard, vers 1966 : « On ne peut pas plus s’en sortir que de la clôture de barbelés électrifiés. La sempiternelle souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de hurler ; c’est pourquoi il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire de poèmes ». Dans ces lignes, les prémisses d’une autorisation d’écrire – un comble, tout de même ! – sont-elles réellement les bonnes ? On se le demandera.
Adorno n’avait pas compris ce qu’est un poème lorsqu’il se risqua à en déclarer l’impossibilité. Et, quelque temps plus tard, en revenant sur cette déclaration, il n’est guère certain qu’il l’ait davantage compris. Ce qui permet de l’affirmer ainsi, de façon abrupte, c’est que ces formulations traduisent, on s’en tiendra là pour le moment, une grave confusion entre la « poésie » et un poème. La première est à l’évidence pour le moins surannée, elle est devenue superficielle, car elle ne correspond pas à la nécessité des temps contemporains et à venir. Le moment de cette disruption correspond à celui d’une modification très radicale du statut de la subjectivité, de l’espace de son intériorité habitée par la religion ou déjà par son retrait, par les promesses historiques qui inscrivaient pour elle quelque perspective. En somme, c’est le sujet lyrique qui a changé de statut, et l’invalidation d’un registre de parole, disons son peu de crédibilité affleure lorsqu’on sent, et ressent, une tonalité fausse de la parole, quelle que soit l’intention du locuteur (ainsi il existe une poésie presque atemporelle de l’adolescence, même si elle est encore étroitement registrée à l’expression très immédiate d’une plainte), en tout cas une parole en réalité empruntée, reconnaissable comme telle.
Ce qui est plus gênant dans les propos d’Adorno, c’est le fait de suspendre la poésie à une volonté, ne s’agirait-il que d’une décision d’écrire ou de ne pas écrire de poème. Si le philosophe a bien perçu, c’est le moins, la modification par l’Histoire des registres possibles de la parole, les bouleversements de la subjectivité ainsi que ceux de son espace intime, il n’a pas prêté autant d’attention, et on sent à cet instant comme une infériorisation du « genre » poétique, comme même une dépréciation, à l’écriture poétique et à ce qui la convoque en vérité comme en réalité.
Car si on lui accorde volontiers et sans réserve qu’il est impossible d’écrire des poèmes après Auschwitz, c’est, en résumé, à la condition de préciser deux choses : d’une part, la poésie n’est en effet pas le poème en ce que ce dernier demeure la parole ouverte, libre, donc non codifiée et imprévisible d’une expression qu’on ne peut soustraire, à moins de faire de même de l’humanité même de celui qui la profère. « Auschwitz » ne saurait chapeauter un genre littéraire, pas même celui de « littérature concentrationnaire ». En aucun cas, il ne peut s’agir d’un genre dans lequel on s’inscrit et encore moins pourrait s’inscrire.
D’autre part, cette première réserve ouvre la voie à l’intelligence du poème comme commandé par l’événement lui-même. En d’autres termes, on ne peut écrire de poème « sur » Auschwitz, mais c’est Auschwitz qui s’inscrit dans la parole, qui la mine, la détruit, en rassemble toutefois quelques éléments dans l’espoir d’un phrasé qui pourrait en porter témoignage. Très profondément, la langue commande, mais pas au sens que l’on a pris l’habitude, formellement, de prendre en considération. Elle commande en ce que son état est celui qui résulte de l’histoire, de ce qui est arrivé, de l’événementialité collective et subjective. En d’autres termes, on ne peut lui faire dire ce qu’elle ne peut plus et ne veut plus dire. En revanche, qu’elle cherche à dire quelque chose depuis l’expérience réelle, de témoignage ou de mémoire (c’est aujourd’hui le poète, qui n’est plus contemporain de l’événement, mais qui, par l’étude a recueilli dans la langue ce qui s’y est déposé, fût-ce à l’état de débris ou de ruine.) est bien plus proche de la vérité et de la réalité. C’est en ce sens qu’Auschwitz « écrit » des poèmes et non de la poésie…
Certainement, Auschwitz est un cas extrême, rien ne dit qu’il n’y en aura pas d’autres du même ordre, accentuant si c’est possible l’inconcevable, mais son événement est un révélateur pour les origines de ce que peut être un poème. La guerre est une origine majeure. La question n’est pas celle de sa fin, ratée, mais celle de sa constante anthropologique, physique et métaphysique. C’est d’elle, de la guerre, indirectement, directement si l’on peut dire par le truchement de témoignages (le grand-père dans Guerre et térébenthine, la matérialité d’un immeuble et d’un appartement, dans Une Ascension) que le poème provient, à travers le tissu du récit, en le déchirant peut-être parfois, ou, plus couramment, en s’approchant si près de sa maille pour y laisser passer comme dans des ajours sa propre lumière nécessaire. Un poème relève en effet d’une insistance, d’une exigence, d’une attention insoutenable. Et il est toujours singulier là où la poésie inscrit la singularité dans un genre et par conséquent se perd.
Un poème, on ne s’en souvient pas toujours, est de mémoire. Et cela, depuis que sa récitation se fait par cœur, était passée aux aèdes et s’inscrivit pour finir dans cette mémoire hors cortex qu’est l’écriture. De mémoire, il l’est à d’autres titres : celui qu’on a mentionné, l’intervention événementielle dans la langue qui est à la source de tout epos, celui du régime de parole proprement dit qui informe le sujet lyrique, celui enfin, désormais si décisif, au moment même où « la poésie » se trouve reléguée si loin dans les préoccupations des contemporains (le signe, de négatif, se fait symptôme et souligne ce qui importe réellement) de son contenu philosophique qui s’élance depuis ce que la philosophie elle-même a su si peu formuler.
La poésie dans le poème, disons-le ainsi, se tient tapie là, silencieuse, si proche du langage là où à l’inverse toutes les formes de discours basculent dans le vouloir-dire. Elle est matinale et secrète comme celle de Paul Valéry, au cœur et au centre inattendus pour le lecteur qu’on est du recueil de poèmes de Stefan Hertmans, plus secrète encore dans le tourment de l’amour, comme si le poème traçait le domaine de sa parole entre les amants, loin de toute réalité sociale officielle, au plus profond du langage qu’ont su forger, envers et contre tout, Hölderlin dans sa tour autour de son nom de Scardanelli, le langage s’étant replié autour de « pallaksch », d’un seul mot sans cesse répété, et que les poètes devront à l’avenir à leur tour reconnaître, recueillir et déplier à nouveau, la bouteille à la mer qu’est le poème pour Paul Celan contenant des phrases brisées, ou bien rayées, rendues la plupart du temps illisibles là où les poèmes de Georg Trakl avaient fixé dans des images stupéfiées les horreurs de la guerre et toutes celles qui allaient s’ensuivre jusqu’à nous et même certainement au-delà.
Stefan Hertmans consacre, on peut dire cela, à chacun de ces poètes majeurs un petit cycle dans le recueil. Mieux, il en montre la continuité, la communauté si on n’a pas peur de ce terme, ou encore, c’est le mot, la constellation, celle dans laquelle on ne peut pas, pour qui lit, veut lire, encore, s’inscrire et dont on ne peut pas ne pas partager l’inquiétude, certainement, mais aussi, ne l’oublions jamais dans la positivité que contient, malgré les réflexions centrales d’Adorno, le poème, c’est-à-dire la liberté, du moins la libération, même seulement tentée, du langage. Libération davantage à l’égard des discours que du concept, comme dirait Yves Bonnefoy (le concept n’était pas, pour qui veut bien y réfléchir, un ennemi du poème, seulement sa porte d’entrée et non, évidemment, son aboutissement), à l’égard du parler en circulation, le « journal » dirait Karl Kraus qui écrase la langue, à l’égard plus généralement de tout ce que soi-même on prétend savoir.
Le poème, quant à lui, sait combien le temps aura été perdu. Plutôt, ce qui fut perdu dans le temps. Oublié, enfoui. Marcel Proust, à la première lecture absent du recueil, savait pourtant, lui qui l’écrivait pas de « poésie », quel poème attendait au fond de son œuvre, une œuvre qui allait se retourner, vers sa fin, en un immense poème justement. Il lui aura fallu interrompre, en son moment le plus crucial, l’écriture de la Recherche pour s’attarder sur les poèmes de Baudelaire. Chaque grand livre cherche, oui c’est ce vers quoi il tend depuis la recherche ou l’imposition de son titre, son poème immanent. Ce fut en effet Baudelaire pour Proust. C’est le chapitre Voyage au paradis de L’Homme sans qualités de Robert Musil, ceux, nombreux, somptueux, qui traversent Joseph et ses frères de Thomas Mann et dès dans l’entame de l’œuvre… En effet, ajoutons cela, malgré cette absence du nom de Proust dans le recueil – et parce qu’une méthode de bonne lecture veut qu’on exorbite un instant ce qu’on lit parce que le centre accéderait ainsi à la perception –, ce qui, au demeurant, gageons-le, ne signifie pas pour autant son absence dans le livre même, autour de lui, voire volens nolens au principe même de son écriture…, ajoutons donc que, et c’est cela qui n’est pas hors de propos et qui, au-delà du nom de Proust, est concerné, que le « le temps perdu » possède un contenu, un envers, « un petit peu de temps pur » qui n’est pas temporel au sens usuel, étroitement chronologique, mais un temps en écharpe, qui reprend le passé depuis l’avenir et même le présent depuis le passé en inscrivant le destin du même geste, un temps qui touche à l’âme et qui s’auto-affecte, qui retrace en elle l’histoire de sa propre éternité. Et un poème, c’est bien cela, ce mouvement circulaire qu’on croit parfois rectiligne, en arrière ou en avant, mais qui, parce qu’il ne cesse de revenir, prend conscience de son orbite.
La grande affaire, pourrait-on dire, est celle du conflit entre l’Histoire, la grande Histoire, et la pensée. Ou bien entre ce qui est passé mais qui ne passe pas et l’existence qui ne cesse de passer alors même qu’elle ne cesse de tourner autour de son noyau, toujours déjà là, toujours déjà projeté dans l’avenir, sans cesse en collusion avec elle-même, ce qui d’elle ne change pas, comme le ciel.
L’airain. Le terme pourrait être de Trakl, tout comme le titre du recueil de Stefan Hertmans.
L’Histoire ne change pas à maints égards, car elle répète, se répète, ce qui n’exclut bien évidemment pas les changements de décor, et puis elle revient, insiste en rappelant que ce qui la régit est précisément d’airain. On bute sur elle. On bute en soi sur elle. Nous non plus ne changeons pas, malgré toutes les apparences contraires. Et il y a de l’ineffaçable, que ce soit celui de l’hérédité, de ce qui nous a formés, du langage avons-nous dit, mais aussi celui, mémorisé, actualisé, repris et comme toujours recommencé de l’amour. Dans le recueil de Stefan Hertmans, l’amour de Valéry pour Catherine Pozzi, celui pour Laure et Béatrice, pour la ou les aimées de l’auteur imposent un arrêt qui s’étend comme une ombre bleutée sur les désastres de l’Histoire. Les vérités, toujours liées à des événements, rappellent qu’elles sont aussi solides que l’airain. On lit dans Deux tours (p.185) :
Un siècle s’emboîte à l’autre ;
Les prophètes ont toujours tout faux.
Mais sous les décombres, où une
Main cherche à tâtons l’ultime rai,
S’écrit silencieuse et diabolique
La parole qui jamais
Ne finira.
Ou bien, plus haut, dans Rentrer chez soi (p. 152) :
Ce qui vraiment importe
Gît de toute façon, telles des racines
Exhumées après un hiver,
Méconnaissable sous une clôture.
Il n’est pas jusqu’aux fautes, les défauts par rapport aux vérités de l’Histoire, par rapport aux jugements, aux errances de l’intelligence qui ne s’inscrivent au fond des choses et de la pensée elle-même. Ainsi, le très important poème consacré à Heidegger, à la Hütte à Todnauberg, à cette rencontre « mythique » ratée avec Paul Celan, ratée parce qu’un poème, de Celan, a dû remplir un silence, une parole d’explication sur les camps qui n’est jamais venue de la part du philosophe, un silence que rien n’excuse, un silence encore qui ne peut pas être placé sous la loi elle-même d’airain de la pensée, celle qui, depuis au moins La Lettre à Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal aura régi toute la poétique et même la littérature moderne, un silence enfin à tous nouveaux frais qui ne prend pas simplement la suite de celui que la tragédie grecque avait déjà creusé dans le moment de la césure, mais qui le déplace, l’étouffe presque d’un autre cercle de mutisme. Car c’est bien le silence qui traverse ce qu’écrit Stefan Hertmans, qu’il s’efforce d’écrire, et lorsque cela n’est pas directement possible par le récit ou dans le roman, pas davantage même dans un traité du silence, Poétique du silence, tout à fait remarquable et dont a rendu compte très récemment dans Poezibao Isabelle Baladine Howald, ce le sera dans un poème qui lui-même s’avèrera encore insuffisant et qui en nécessitera un autre, peut-être avec l’aide de la constellation qu’on a dite…
La guerre, le silence, la parole. Et lorsque les trois se croisent, cela pourrait être sur une toile de peintre devant laquelle le grand-père de l’auteur pleurerait, comme au début de Guerre et térébenthine, de joie parce qu’une expression en aurait été envers et contre tout possible, et parce que malgré tout elle s’avèrerait impossible, les deux déclenchant l’ouverture des portes de la mémoire et celles de la parole poétique de Stefan Hertmans.
© André Hirt
Dans le poème 6 de Religion des clés, consacré à Paul Valéry (on ajoutera que selon la légende, « clé » aurait été le premier mot prononcé par Valéry), Stefan Hertmans reprend les clés, vient et écrit, sans doute lui aussi très tôt le matin :
Cahiers blancs, cahiers bleus.
Années et cheveux blancs.
Un souffle qui, par une
faute imméritée, veut pour
toujours se libérer des caves
de l’impensé – tout cela
qu’il conservait par-devers lui,
à chaque jet vers des yeux irréels
qui comprenaient l’inéluctable :
un vieux rêve de possibles
sans fin, défaite pour
l’archiviste de l’esprit, qui
triomphe en ceci que les faits
lui ont donné raison. »
Stefan Hertmans, Sous un ciel d’airain, poèmes 1975-2018, trad. du néerlandais par Philippe Noble, préface de Stefan Hertmans, Gallimard, 2022, 304 p., 21,50€