Ce qui se joue dans cette suite de fragments en prose est la naissance d’un sujet, ou plutôt, une renaissance qui passe par un nouvel « apprentissage » (p. 61) de la langue – mais d’une langue nouvelle : une langue du corps, une langue dans le corps, dans les choses. Géographie de steppes et de lisières est un livre qui refuse la langue des livres, perçue comme une langue de « chambres sans fenêtres » (p. 39). Au contraire, c’est directement dans le réel qu’il faut puiser les mots : « Je désapprends ma peau. Je me laisse infiltrer par une langue qui signifie au-delà des contours » (p. 44).
Cette langue nouvelle est « une langue d’avant toutes les mères » (p. 40), elle est destinée à celles et ceux qui se sont retrouvés « orphelins de la langue » (p. 61) et qui, sentant « quelque chose qui manque » (p. 41), aspirent à se reconstruire en tant que sujets d’une manière nouvelle – nouvelle parce que motivée, consciente, et totale en ce qu’elle mêle végétal, minéral, animal et humain en un seul corps.
Cette reconstruction du sujet s’opère dans l’espace symbolique que les mots construisent : en prenant un sens plein, linguistiquement motivé jusqu’à un point presque mystique, les mots créent un espace où le personnage prend corps. « Le personnage pratique l’espace comme une langue étrangère » (p. 54) – étrangère parce qu’il la réapprend, et cette langue qu’il réapprend est un espace, elle l’incarne (et même, le crée) plutôt que d’en désigner les éléments : « j’étais les mots qui me faisaient journée d’automne dans un pays de montagnes » (p. 43).
Naturellement, par sa connexion au dehors naturel (minéral, végétal, animal), cet espace de mots, cette maison verbale est d’une part un ouvert, un lieu de passage, d’accueil – « je suis un territoire disponible » (p. 38) – et d’autre part, c’est un espace mixte – celui de « la nature hybride [du] corps » (p. 37). Ces deux caractéristiques s’imbriquent pleinement : « un loup grogne dans l’embranchement de mon épaule » (p. 34), peut-on lire, ou encore : « un oiseau a niché dans mon dos » (p. 37). C’est donc une géographie (et une identité, puisque c’est ici la même chose) qui sont mobiles : « la question des limites avait été dépassée depuis longtemps » (p. 35).
La construction de l’« espace intérieur augmenté » (p. 22) du personnage passe dans le recueil par un chaînon intermédiaire entre la nature et l’homme : la maison. C’est elle qui fournit la métaphore essentielle de la construction de la géographie-identité, faisant le pont entre l’espace physique de la nature et l’espace symbolique du personnage – pont d’autant plus intéressant qu’il utilise comme intermédiaire ce qui est la matière même de la métaphore, à savoir les mots, puisque la maison dont on parle ici est une maison de mots. On le comprend bien : « je notais sur mon carnet de bord des fragments de langue étrangère, transités en moi lors du passage. Ils formulaient, avec des sonorités drues, la structure d’habitats rudimentaires, bâtis sur le rebord de la falaise » (p. 16) ; ou, si l’on pousse l’expérience : « au fond de ma cage thoracique une nouvelle chambre s’était ouverte » (p. 22).
Le sujet se trouve ainsi redéfini, recréé, si bien qu’il peut s’étonner de lui-même : « soudain je me suis aperçue qu’à côté de moi il y avait une femme démesurée dont la tête touchait le plafond et que cette femme c’était moi » (p. 27). C’est là le signe que Géographie de steppes et de lisières touche son but : la création d’une géographie-identité nouvelle, ces steppes aux lisières floues que sont le sujet – dans les deux sens – du livre.
Stéphane Lambion
Anna Milani, Géographie de steppes et de lisières, Cheyne éditeur, 2022, 64p., 17€