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Le déjeuner des canotiers. (Leonardo Padura)

Par Jmlire

Le déjeuner des canotiers. (Leonardo Padura)Pierre-Auguste Renoir, Le déjeuner des canotiers, 1881

" Ce fut elle qui engagea la conversation. Elle fit un commentaire apparemment fortuit pour exprimer son admiration devant tant de liberté dans la composition et l'usage des couleurs, et la sensation de vie qui s'en dégageait, et ils échangèrent deux ou trois commentaires pour dire à quel point ils aimaient Renoir. En entendant son accent, il se dit qu'elle devait être britannique, mais il n'en était pas sûr et il osa lui demander. Elle répondit : "Moi, je ne suis de nulle part." Et cette réponse trop cérébrale, prétentieuse et énigmatique, mais qui ne déplût pas à Bruno, comme si elle avait été dite par un personnage de Garcia Marquez arrivant à Macondo, faillit conclure cet échange, qui n'était encore qu'une simple rencontre sans conséquences.

Souriant à la réponse de la jeune femme, Bruno s'apprêtait à poursuivre sa visite quand il lut que cette toile de Renoir, intitulée Le déjeuner des canotiers, avait été prêtée pour être exposée au Fine Arts de Boston par la Phillips Collection de Washington, alors qu'il aurait juré l'avoir vue à Orsay. Il se remit alors à examiner le tableau, et il finit par comprendre qu'en fait il ne l'avait vue auparavant dans aucun musée, mais qu'il l'avait confondue dans ses souvenirs avec le Bal du moulin de la Galette, une autre des oeuvres majeures du peintre, qui l'avait tellement enthousiasmé quand il l'avait vue à Paris...

- La jeune femme accoudée à la balustrade, c'est moi.

Bruno sentit une décharge dans la nuque. Il se tourna et regarda la femme enceinte, puis à nouveau le tableau, et sourit. Qu'une jeune femme de 1990 prétende avoir son portrait sur un tableau de Renoir peint plus d'un siècle plus tôt était moins un trait de snobisme qu'une fanfaronnade ou le signe d'une possible folie, même si Bruno, qui s'y connaissait en altérations de la psyché humaine, opta pour la première hypothèse quand il eut observé attentivement la jeune femme et constaté que, en effet, elle ressemblait au personnage féminin sorti du pinceau du maître.

- Ne me regardez pas comme ça, monsieur... vous ne croyez pas à la réincarnation ?... Cette jeune femme c'est moi, dans ma vie antérieure, et ces autres hommes et femmes ont été mes amis dans cette même vie antérieure, et j'en ai retrouvé plusieurs dans celle-ci.

Amusé, Bruno décida d'aller dans son sens.

- Et vous vous souvenez de vos vies antérieures ?

- De chaque minute de chacune des vies...

- Ça doit être terrible. - Il décida de rentrer un peu plus dans son jeu. - Comme dans Funes ou la mémoire, le récit de Borges... Et comment vous appeliez-vous dans cette autre vie ?

Cette fois, la jeune femme réfléchit un instant avant de répondre.

- Aline... comme la fille qui allait être l'épouse de Renoir.

- Et comment vous appelez-vous maintenant, dans cette vie ou cette incarnation ?

La jeune femme réfléchit à nouveau.

- Loreta Aguirre Bodes.

- Avec un nom pareil, vous n'avez pas l'air très française...

- Peu importe... Dans chaque réincarnation, ou plutôt renaissance, on est ce que l'on est, et non ce que l'on a été.

- Avec un nom pareil, si ça se trouve, dans cette vie vous parlez espagnol.

Loreta sourit

- oui, dit-elle en changeant de langue. Et vous ?

- Aussi. Et moi, je sais d'où je viens : je suis argentin. Même si je ne le pratique pas. - Il rit. - Et je m'appelle Bruno Fitzberg et... j'ignore si je suis une réincarnation ou une renaissance...

Loreta et Bruno visitèrent ensemble le reste des salles consacrées aux impressionnistes, ils évoquèrent la délicatesse de Degas, la pureté de Monet, l'énergie des coups de pinceau de Van Gogh et le mystère joyeux des toiles colorées de Cézanne, et quand Loreta senti la fatigue due au poids supplémentaire qu'elle portait, elle accepta l'invitation de Bruno d'aller prendre un café au restaurant du musée. Oui, elle avait besoin d'aller faire pipi et de s'asseoir. Les envies d'uriner se faisaient tous les jours plus fréquentes et elle avait les jambes enflées... Je suis horrible, dit-elle tout en touchant son ventre volumineux et en l'avertissant qu'elle en était au huitième mois.

Assis à une table devant une tasse de café, ils discutèrent un moment de l'impressionnisme (elle en savait plus que lui sur les artistes), du bouddhisme et des réincarnations ( ils avaient tous deux des connaissances basiques sur la question) et, sur l'insistance de Bruno, qui n'avait rien d'autre à faire, ils finirent par dîner au même endroit. Au cours des deux heures de conversation, le psychanalyste argentin de passage à Boston apprît que la fille enceinte était née à Cuba et avait vécu plusieurs années à Londres, où elle avait suivi des cours d'arts plastique et visité un grand nombre des magnifiques musées de la ville. Loreta lui avoua aussi que cela faisait à peine un mois qu'elle était aux États-Unis, et qu'elle avait été accueillie par une amie anglaise qui faisait un doctorat à Harvard.

- Et votre mari ?

- Il n'y a pas de mari.

- Et ça ? - Il montra son ventre.

- Production indépendante.

- Un ami qui figure sur le tableau de Renoir ?

Ils rirent.

- Peut-être, dit-elle...

Leonardo Padura : extrait de " Poussière dans le vent " Éditions Métailié, 2021, pour la traduction française

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