Ceux-là qu’on maudit, précédent livre de Mary-Laure Zoss publié chez Fario, était, selon l’achevé d’imprimer, « un livre d’automne ». Seul en son bois, dressé noir, quant à lui, « a vu le jour au printemps deux mille vingt-deux ». Du titre à l’achevé d’imprimer, un parcours de lecture peut ainsi être tracé : on irait d’une solitude sombre et obstinée, fatalement acceptée et austèrement incarnée, à une naissance au monde et à la lumière, à la manière d’une reverdie.
Pour autant, le titre et l’objet de chacune des trois sections qui composent ce recueil de proses contredisent cette simple gestation : « Seul en son bois, dressé noir » se consacre à la sénescence des arbres ; « À travers nous qui s’ébroue » décrit le retrait boueux de la neige ; « Et du temps jusqu’aux épaules » s’en tient à la vieillesse des corps et des lieux qu’ils habitent. La verticalité immobile du tronc laisse place à l’« effarant cataclysme » de la fin d’un hiver, et mène à l’enfouissement du corps par le temps. C’est à cette tension que l’écriture de Mary-Laure Zoss s’attache : tenter d’approcher la manière dont la vie ne cesse de reprendre là où saisit la mort, et, inversement, comment la mort ne cesse de se loger dans les moindres interstices de la vie.
Il s’agit presque toujours de partir de la « dépouille », du « corps troué » d’un arbre ou de la « teinte cadavéreuse » d’un corps pour « accompagner d’un seul tenant la mue ». Le saisissement du regard débute par les « flétrissures », la « charpie », la « déroute », les « miettes », la « ruine ». Car à la surface même de ces effondrements et en leur cœur, un autre « jour » paraît où la phrase peut frayer :
à travers nous, qui s’ébroue, quelle phrase à même d’effleurer le ciel basculé dans l’eau des ornières ou le crépitement des micas, tandis qu’on s’attache à parcourir la débâcle des pentes ?
Par l’éclat ou le trou, un reflet, un fragment de lumière apparaît et « empoigne » celui ou celle qui l’observe. Une manière de mieux oublier ce qui cède ? Non, car c’est bien dans ces « jours » éphémères et accidentels, dans ces « plaies » d’un tronc que viennent boire les oiseaux (« bois carié, formes creuses aux enfourchures tiennent lieu d’abreuvoirs, comblés d’eau nocturne »), que s’installe le grouillement de minuscules vies (« non pas inerte ou invalide cependant, pas tout à fait ; se poursuivent en son ossature branle-bas et fourmillements – arthropodes mangeurs d’aubier, musaraignes, aux plaies ouvertes du tronc l’assaut des lucanes »). Une des tâches de la poète consiste donc à s’astreindre à « faire face » à la mort pour mieux entrevoir et reconnaître la « voie libre » laissée à d’autres vies : « être de force – mais comment ? à toiser le désastre, faisant face au sang qui fuit, s’abîme dans les tissus ; à une langue sujette à faillir, échouant à remmailler sa trame ». C’est là une façon de se regarder disparaître.
L’élan de l’écriture garde trace du « coup des pourritures » : son énergie tient à ce qu’elle semble fragmentaire et dense à la fois. Pour ne prendre qu’un exemple, on peut lire le premier bloc :
d’arbre creux, par sa seule écorce, sénescent, corps tenu debout parmi, sans cintres ni faîtière, un bois de hauts fûts ; à cœur ouvert échancré, fouillé ; en voie de démembrement – encore vif après tout ;
Si le recueil débute ainsi, il semble pourtant avoir déjà débuté : nous prenons la phrase en cours. Mais ce n’est pas seulement cela : la phrase est tendue vers une fin qui ne vient pas, vers un verbe qui l’articulerait, l’organiserait tel un « corps resté lisible en ses formes ». Or elle reste comme creusée, mitée, en partie enfouie, en partie à l’air libre et semble portée par la mémoire d’une autre qu’on ne peut lire, qui fait « de la perte une terre arable ».
Antoine Bertot
Mary-Laure Zoss, Seul en son bois, dressé noir, Éditions Fario, 2022, 71 pages, 15,5€
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Extraits
XVI
d’ores et déjà s’efforcer ; accroître au cœur les coupes d’éclaircie, ré-envisager l’espace ; que de proche en proche s’y ramifie un second souffle jusqu’à ces chambres de paille – par brassées hampes, inflorescences, ce pêle-mêle, tout près, de roseaux ;
tenus hors d’un temps laissé derrière soi, qui nous encalmine dans une langue sinistrée, asservis à de pesantes nomenclatures, foulant, pressurant, toujours plus serrée, l’angoisse ;
tenus hors et puisant aux secrets murmurés de l’air, à la modulation de voyelles ouvertes ; tirant profit de la plus mince entaille par où s’en rapporter aux présences aiguës, à l’inadvertance du jour qui ruisselle – en cet instant
(p. 26)
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XXXIV
défaits, retournant parmi, lambeaux à vif ; n’étant plus que filigrane, et traversés ; résignés à une fatigue sans mesure enracinée loin ;
dans l’étroit du corps – au demeurant s’y fraie accès ce qui respire du monde, par effrangements de soleil et souffles abrasant les roches éruptives ;
gisant seuls, écarquillés sous le ciel des tourbières, se laissant parcourir ; ralliés à ce qui peu à peu les soustrait, et désormais le réel si proche, qui afflue, par voies d’herbe et tremblements d’étamines, disperse les brins d’une langue à bout de sève
(p. 44)