Il me semble que l'on ne mesure pas totalement les implications que pourraient avoir en terme d'inégalités sociales et de vie quotidienne les catastrophes énergétique et climatique annoncées.
Je pense intéressant de remettre en perspective les évolutions sur le très long terme.
Jusqu'au XVIIe siècle, on est frappé de constater que la richesse et le pouvoir ne préservent guère de grands fléaux et de nombreux inconvénients de la vie.
La différence d'espérance de vie entre paysans et aristocrates n'est pas significative: 30 ans pour les uns, 35 ans pour les autres. Les grandes épidémies tuent indifféremment puissants et misérables. Les Princesses voient mourir leurs enfants en bas âge ou succombent elles-mêmes à leur accouchement, presque tout autant que les femmes du peuple.
Tous les hommes subissent assez fortement les aléas climatiques et les contraintes du temps. Bien sûr, le châtelain a les moyens de brûler de la chandelle bien au-delà du coucher du soleil mais son habitation ne le protège guère mieux des hivers rigoureux (et même moins bien en un sens !) que la chaumière du paysan. Son confort est tout relatif.
Les bourgeois et petits aristocrates qui inventeront l'hygiène et le confort modernes au XIXe siècle, seront consternés des conditions de vie qu'ils trouvent dans les palais de la haute aristocratie: la saleté légendaire des recoins du de Versailles ou la froideur inhospitalière de la Hofburg à Vienne sont bien connus et encore s'agit-il de palais de tout premier rang.
Se déplacer n'est pas de tout repos et cela pour personne. Là aussi, puissants et misérables subissent souvent les mêmes aléas. Les différences de temps et de confort de trajet sont faibles: l'incroyable lenteur, l'inconfort de routes souvent défoncées et les dangers multiples du voyage (mauvaises rencontres, aléas climatiques, épidémies...) touchent tous les voyageurs.
Depuis le XVIIIe siècle, les progrès de l'âge industriel, réservés dans un premier temps à une élite, se sont peu à peu diffusés dans quasiment toute la population au point que le grand historien du Moyen-âge Robert Delort pouvait écrire en 1972 : « À l'heure actuelle, seuls certains phénomènes climatiques ou cosmiques, à l'extérieur, et la plupart des contraintes physiologiques internes sont restés irréductibles et nous font encore sentir le poids de la nature sur l'homme occidental; pour le reste, un voile technologique s'est dressé entre l'homme et le milieu; ce voile sert d'intermédiaire obligatoire et empêche pratiquement tout contact direct. (1) »
Que va-t-il se passer dans les années à venir si nous ne parvenons plus à maintenir ce voile ? Si la nature se venge des avanies que nous lui faisons subir depuis deux siècles ?
Dans tous les secteurs évoqués plus haut, il est à craindre non pas un retour à l'état antérieur pré-moderne, mais un accroissement considérable des inégalités entre riches et pauvres.
À moins d'une catastrophe planétaire telle que personne ne puisse en réchapper, on peut imaginer que les puissants auront les moyens de maintenir un mode de vie proche de celui dont nous jouissons tous actuellement.
Mais qu'en sera-t-il des autres ? Qu'en sera-t-il de nous ?
L'explosion du prix de l'énergie va avoir de graves conséquences sur notre capacité à nous déplacer, particulièrement sur de longues distances. Déjà en 2008, tandis que le principe du low cost vacille, les compagnies aériennes commencent à envisager à se réfugier dans les niches des marchés de vols pour V.I.P. parallèlement à la rétraction du marché grand public.
Dans le transport terrestre, le train longue distance devient peu à peu un luxe même pour les classes moyennes. Pour la première fois cette année, le trafic autoroutier a baissé en France tandis que nos anciennes routes nationales déclassées, connues pour leur dangerosité, n'ont jamais connu autant de circulation.
Au quotidien, les couches les plus fragiles de la société française déjà souvent reléguées à l'ultra-périphérie des métropoles, risquent d'être peu à peu paralysées dans leurs déplacements pourtant vitaux à leur survie (approvisionnement, travail) et d'être contraintes à une forme de vie en semi-autarcie.
L'énergie hors de prix, ce sera aussi des restrictions importante de chauffage (pour une population urbaine à 80%, il n'est guère possible de reprendre la collecte quotidienne de bois de nos ancêtres) et surtout, dans le contexte actuel du réchauffement annoncé, ce sera aussi ne pas pouvoir bénéficier de la climatisation lors des futures canicules que l'on nous prédit. En 2003, cette absence de climatisation a déjà joué un rôle significatif dans la surmortalité constatée. Or, bien évidemment, les maisons de retraite de luxe en étaient équipées. Les autres non.
Les différences d'espérance de vie sont déjà importantes entre les classes sociales. Elles n'ont pas régressé malgré les progrès considérables des deux derniers siècles. Elles ont même tendance à s'accroître. L'INED, dans une grande enquête, avait calculé qu'en 2003, « un cadre de 35 ans pouvait espérer vivre encore 47 ans dont 34 indemne de toute incapacité, un ouvrier, 41 ans dont 24 ans sans incapacité ». Déjà 7 à 10 ans de différence !
Le poids des nouvelles contraintes climatiques et énergétiques dont souffriront d'abord les classes populaires et moyennes, ne fera qu'élargir ce gouffre.
Si on relie ces considérations, dans un contexte de mondialisation et de mise en concurrence généralisée, au phénomène actuel pré-existant d'accentuation des inégalités sociales dans nos pays dits développés, on se dit que les oeuvres d'anticipation imaginant un futur profondément clivé, entre un paradis pour happy few et un enfer terrestre ou sub-terrestre pour tous les autres, ne sont peut-être pas si éloignées de la réalité à venir.
On se prend à imaginer un monde de cauchemar où une petite minorité de privilégiés entourés de murs et de gardes du corps, à l'abri d'une législation répressive et d'une fiscalité très favorable, maintiendrait un mode de vie protégé et cosmopolite, tandis que la grande masse de la population terrestre, victime impuissante de catastrophes naturelles et de systèmes de pouvoir coercitifs, vivoterait péniblement au jour le jour, dans un environnement étouffant voire violent et sans perspective réelle d'ascension sociale. De puissants et fascinants médias de divertissement (au sens pascalien) y joueraient le rôle de "machines à rêve", productrices de bonheur virtuel, suffisant à maintenir la masse dans un état de soumission consentante.
(1) Robert Delort, La vie au Moyen-Âge, Lausanne, Edita SA, 1972, chapitre 1.
Illustration: une catastrophe annonciatrice ? Foules de victimes acculées dans la Nouvelle Orléans après le passage catastrophique du cyclone Katrina (août 2005).