" Quand Delphine Valentin des éditions Rivages m'a proposé de retraduire Dissipatio H.G. , j'étais ravie, mais un peu impressionnée. Guido Morselli, en Italie, est un auteur culte, archétype de l'écrivain maudit ignoré de son vivant, mais qui s'obstine à bâtir une oeuvre rigoureuse, un style reconnaissable entre tous. Juste après sa mort, Adelphi publiera ses huit romans. parmi les plus beaux, Le passé à venir, une uchronie sur la Grande Guerre, Rome sans pape, un roman d'anticipation sur l'Église catholique, et Dissipatio H.G. , un récit apocalyptique et métaphysique, sa dernière oeuvre, sans doute son testament.
Le narrateur du roman, dont on ne saura jamais le nom, décide de se suicider en se jetant dans le puits naturel d'une grotte : son but n'est pas seulement d'en finir avec la vie, mais de disparaître corps et âme, "sans laisser de traces". Or, le geste fatal s'avère impossible, la volonté s'étiole dans d'improbables élucubrations sur le prestige du cognac ( dont il a emporté une mignonnette ) et le corps tout entier s'y refuse : " Quatre-vingt-cinq kilos de substance vivante qui n'obéissaient pas". Il ressort de la grotte et rentre chez lui en vue d'une solution plus simple : se tirer une balle dans la tête avec son Browning 7.65, surnommé " la fiancée à l'oeil noir". Il se rate et s'endort. Le lendemain, à son réveil, l'humanité a disparu " sans laisser de traces". Dè le début, l'ambiguité s'installe : est-ce le récit d'un mort, d'un homme en train de rêver, ou d'un véritable rescapé ?...
La Dissipatio H.G. nous plonge dans un monde renversé. Châtiment, ironie du sort ? En tout cas, le narrateur note que le matérialisme forcené de l'époque s'est soldé par une évaporation en masse de " l'espèce polluante", "biodégradée à 100%". Ici-bas, ils ont laissé leurs biens et leurs infrastructures, devenus des sites archéologiques que la nature a peu à peu réinvestis. Car en plus d'être nuisibles, les hommes étaient prétentieux : " Une des blagues de l'anthropocentrisme : décrire la fin de l'espèce comme impliquant la mort de la nature végétale et animale (...). Le monde n'a jamais été aussi vivant qu'aujourd'hui, depuis qu'une certaine race de bipèdes a cessé de le fréquenter. Il n'a jamais été aussi propre, aussi éclatant, aussi joyeux ".
Reste à savoir pourquoi le narrateur a été choisi pour être le dernier des hommes. Est-il l'élu, le damné ? Est-ce parce qu'il n'y a pas meilleur témoin qu'un journaliste et écrivain ? mais pour raconter à qui ? Cette solitude abyssale, ontologique, a pour lui un goût de déjà-vu Étrangement, ce savant jeu de miroirs entre vie et mort, entre un auteur et son double est empreint d'une sorte de grâce, qui culmine à la fin du roman.
Dans la vraie vie, l'auteur a une "fiancée à l'oeil noir" du même modèle ; et le 31 juillet 1973, quelques mois après avoir achevé Dissipatio H.G. , il ne se rate pas. La catharsis n'a pas fonctionné dans le bon sens...."
Muriel Morelli, extraits de la chronique " Sur quel texte travaillez-vous ?, dans le magazine Le Matricule des Anges n°234, juin 2022 Pour en savoir plus :