(Anthologie permanente), Lambert Schlechter, Danubiennement, 24 proseries, Le Murmure du monde / 10

Par Florence Trocmé


Plusieurs publications récentes de Lambert Schlechter :
Le Murmure du monde, 40 ans d'écriture, éditions Phi, 2022, 39€
Danubiennement, 24 proseries, Le Murmure du monde / 10, L'Arbre à paroles, 2022, 14€
Wendelin et les autres, nouvelles illustrées par Lysiane Schlechter, L'Herbe qui tremble, 2022, 16€
Poezibao propose ici un extrait de Danubiennement, 24 proseries, Le Murmure du monde / 10
Phrases simples
poétologie des phrases simples, c'est entre moi et moi, mais ça urge, tous ces biographèmes lourds et ingérables sont si lourds et ingérables à cause, précisément, des phrases simples, si la syntaxe était élaborée, structurée, et même complexe et compliquée, ce serait tellement plus facile et compréhensible, et même tellement plus intéressant, en plus il y a en permanence des interruptions dans le flux (illusoirement !) homogène de la durée, des incidents sur le terrain, des incidences sur la page, des incises dans la phrase, une bestiole, si minuscule qu'elle n'est pas linnéfiable, soudain traverse juillet et le feuillet, puis fait halte, ne bouge plus, tout près, dangereusement près de la pointe de ma plume qui vient d'amorcer ce petit traité poétologique sur les phrases simples, ma plume n'ose plus avancer, et je souffle pour déloger la bestiole, mais elle s'agrippe sur le papier de toutes ses six invisibles pattes, et sans doute poilues, mais comment verrait-on les poils si on voit pas les pattes, le papier si agréablement lisse de mon cahier, cela doit être pour elle un paysage accidenté, plein d'anfractuosités, de ravins et de crêtes, la bestiole s'accroche et le typhon de mon souffle ne lui fait rien du tout, et dire que ma pensée venait tout juste d'éclore, du moins sous forme larvaire, avec la perspective, peut-être, d'une élaboration, le tout début d'une poétologie des phrases simples, qui sont en général des phrases sans subordonnées, et sans virgules, des phrases élémentaires avec un lexique de base, comme dans les chansons ou les livrets d'opéra, genre ‘les rosiers sont pleins de roses', genre 'je me meurs ah je me meurs', il y a toutes ces phrases simples à marquer, au fur et à mesure qu'elles tombent, le plus souvent sans avertissement, à un moment donné dans le flux de la durée, moment quelconque dans la suite des occupations du locuteur, emballer les restes d'une omelette dans du papier alu pour empêcher l'invasion des fourmis, remplir au tuyau les divers arrosoirs, grands, petits et moyens, pour laisser l'eau stagner et tiédir avant l'arrosage du soir, il y a ici beaucoup d'arrosoirs, dix arrosoirs, autant que de taille-crayons, dix taille-crayons, répartis sur les diverses tables et dans les divers tiroirs, dont le tiroir de la table de nuit où se trouve aussi, joliment pliée, la petite culotte volée, étiqueter quelques cahiers thématiques pour qu'ils soient plus facilement identifiables dans la masse, pincer les fleurs flétries du coréopsis rustique, savonner, en les malaxant glisseusement, les testicules d'amande pour les faire sentir bon, et alentour le manège des phrases simples dans leur syntaxe élémentaire, la bestiole sur la page ne bouge pas, parfois les phrases simples, mine de rien, font alexandrin, si je t'aime prends garde à toi, les testicules sentent l'amande, et les phrases simples, on ne dira même pas qu'elles arrivent, on dira qu'elles tombent, je ne les ai pas appelées, pas invitées, mais il est urgent de les marquer, une par une, au fur et à mesure qu'elles tombent, sans en manquer une seule, y compris la réitération, les variances obsessionnelles des thèmes récurrents, le larcin de la culotte, la senteur du savon d'amande, le jacassement de la pie, ou l'écho lointain, mais assourdissant à travers les décennies des mitraillettes nazies au bord d'un village ukrainien, neuf cents cadavres en une soirée, 'ein Mädchen oder Weibchen wünscht Papageno sich', Première au théâtre Schikaneder à Vienne, le 30 septembre 1791, neuf semaines plus tard Mozart meurt, les phrases simples qui parviennent au locuteur sont scrupuleusement registrées, et c'est une juxtaposition anarchique et fatrassière, et si la bestiole libère l'espace du feuillet, on pourra envisager la suite de l'élaboration d'une poétologie des phrases simples, pour le moment ça stagne, le locuteur essaye de maîtriser, mais n'y arrive pas vraiment, il est peut-être personnellement trop impliqué, il ne lui a pas échappé qu'un nombre assez considérable des phrases simples le concernent directement, presque frontalement, cela n'a plus rien d'académique, malgré les airs d'impassibilité qu'il se donne, et pendant ce temps les incidences continuent à sévir, on voit Heidegger avec la svastika à la boutonnière, on voit Camus parmi les pierres taillées à Tipasa, on voit Guillaume de Machaut déplisser une sarabande, et en plus surgissent régulièrement des murmures et des répliques de Loula, cela ravive le trauma, et ce sont aussi des phrases simples, à intégrer anonymement et discrètement dans la poétologie, où se côtoient pêle-mêle les registres de la désinvolture, du pathétisme, de la narquoiserie, de l'exhaustivité, de l'auscultation, de l'encyclopédisme et très souvent aussi, impérieusement, la dramatisation de soi, le traité de la poétologie des phrases simples est tout sauf un traité du style, la concaténation de phrases simples, ça ne donne jamais du style, ça ne respire pas, ça ahane, ça râle comme un grabataire, mais ce n'est pas une raison d'interrompre, pour si peu, le marquage des phrases simples, telle ou telle phrase simple, prononcée par un locuteur, qu'il soit authentique ou factice, se mettra en rang avec les autres phrases simples, et ce sera tour à tour pertinent quant aux réflexions sur le sens & le non-sens de la vie et de la survie, poétique quant aux observations du passage scandé des saisons, avec des rouge-queue, des sansonnets et des salamandres, poignant quant aux confessions implicites, divertissant quant aux ragots sévignéens & rabutinesques, obscène quant aux fantasmes anatomiques irrépressibles, j'ai pris la décision de marquer tout cela, avec le sincère souci que, si un jour toutes les phrases simples sont recensées et marquées, on pourra enfin envisager de passer à autre chose et de revenir à une syntaxe élaborée, peut-être même proustienne, je veux dire me mettre à écrire le livre que j’ai depuis si longtemps envie d’écrire, mais pour lequel, je dois le craindre, il sera bientôt, hélas, trop tard.  
Lambert Schlechter, Danubiennement, 24 proseries, Le Murmure du monde / 10, L'Arbre à paroles, 2022, 128 p., 14€