Les éditions du Théâtre Typographique en France ont accompagné ce renouveau en invitant Jeff Hilson et Tim Atkins à la Sorbonne le 2 juin 2022, et en publiant dans la série de livrets « Intraduction » éditée par Bénédicte Vilgrain :
. Jeff Hilson : Dans les Essarts / In the Assarts, un recueil de ses sonnets, bilingue, traduit par Carole Birkan-Betz
. Edwin Denby : The Climate : deux sonnets en anglais de ce poète précurseur, également critique de danse (1903-1983), traduits en inventives variations par 12 traducteurs (dont Pierre Alferi, Pascal Poyet, Ian Monk)
Notons dans la même collection au Théâtre Typographique les kaléidoscopiques et vibratiles Degrés, d’Alain Cressan, qui ne se déclarent pas sonnets mais qui avec leurs formes 9+4+1 à 14 lignes en semblent une version modernisée.
Ce retour du sonnet s’est donc produit évidemment internationalement : on en retrouvera en France dans les infraordinaires de Frédéric Forte (Sonnets plats et Le sentiment général) ou les fragmentations sonores de Guillaume Artous-Bouvet (Fungi), ou bien en Autriche dans les enchevêtrements polysémiques de Franz Josef Czernin (Sonnets des 4 éléments)
La revue en ligne Catastrophes a publié une belle anthologie de sonnets contemporains intitulée « États du sonnet » (avec entre autres Christian Prigent, Jacques Roubaud, William Cliff) :
Pour une mise en perspective, voir aussi les études de Dominique Moncond’huy : Le Sonnet (Folio Classiques), Le Sonnet Contemporain (revue Formules n° 12).
(Composition du dossier et traductions de l’anglais : Jean-René Lassalle)
Ted Berrigan
Sonnet LIX
Dans le collage de Joe Brainard sa flèche blanche
ne pointe pas vers William Carlos Williams.
Il n’est pas dedans, l’affamé docteur mort.
Ce qui est dedans sont seize images déchirées
De Marylin Monroe, ses blanches dents re-
blanchies par les mains pulsantes de Joe. « Aujourd’hui
je suis vraiment horriblement troublé car Marylin
Monroe est morte alors suis allé à midi voir une série B
en croquant du popcorn King Kong », a-t-il écrit dans son
Journal. Le cœur noir aux côtés des quinze morceaux
de verre dans le collage de Joe Brainard
détourne les yeux des mots grisaille
Docteur, mais ils expriment « JE T’AIME »
Et le sonnet lui n’est pas mort.
Ted Berrigan (1934-1983) a publié son livre The Sonnets en 1964, dynamisant cette forme poétique par le flux de conscience vif des peintres et poètes de « l’École de New York ». Il y permute aussi des fragments répétés entre les différents poèmes, produisant un chatoyant jeu d’échos. Le livre est traduit en français par Martin Richet aux éditions Joca Seria : Les Sonnets.
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Bernadette Mayer
Frappez des mains
Je t’écrirai des sonnets jusqu’à ce que tu jaillisses
À la maison après l’école, que la musique de ta grotte devienne
Une présence stalagmitique, amour je n’ai pas
De cathode à décharge électroniquement régulée qui émette
des éclairs brefs très rapides et brillants de
lumière, quelles contorsions quels louchements
quant au désordre il est agréable de bien diviser un sonnet
Donc si un jour tu me baises dans le cul
Par suite de la présence d’une table de bureau près de la porte
A cause de quelque chanson comme celle de Tom Verlaine
Où il fait ses adieux en gosse de Brooklyn
Parle comme alors à-cause moi Bill t’aime-t-il pour rien pour savoir
Retourne l’écoute vers le pourquoi sur Bille-moi car je te saurai je
Dis et suis pour exister je pas hypnotisée mignonne
Bill ne peut-il par surprenant dire Shakespeare moi-même que
Couplet je t’aime c’est mon penchant
Je veux des virilités & ne devrais-je, femmes venez à moi
Bernadette Mayer (née en 1945 à New York) est une précurseuse de la poésie conceptuelle des années 1970. Son œuvre pour galerie d’art Memory module sur la mémoire en 1200 photographies et 7 heures d’enregistrements audio, tandis que le poème-livre méditatif Midwinter Day (1982) est écrit en une seule longue journée. Des extraits en français sont dans l’anthologie Format Américain, éditée par Juliette Valéry chez L’Attente.
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Tim Atkins
Pétrarque 215, pour – ainsi que tous – pour & encore pour Koto
Quand j’étais vivant je tapais comme ça les trois doigts de la main droite
Et les deux de la gauche ou je tenais une poire ainsi ou bien
Enlevais la peau d’un concombre avec un instrument dans la main droite et le plaisir
De la chair blanche et des graines transparentes dans une cuisine par exemple
À jamais sans nuages quand j’étais mort j’étais vivant c’est un vent
Parce que c’est l’usage & la saison est
En moi plus que jamais & si plus lourd à main droite côté vertébral
Par danse excessive dans une pièce vide
Incomptable comme les nuages d’en-dessus & je les ai vus ici en chroniqueur
Incommentés dans la vie humaine dans le nez dans les yeux Ha ! – une main de Pap
Tenue dans l’homme quand j’étais vivant
Que cela soit dit il suffit bien d’avoir de l’amour
Pour sa propre fille lumineuse car d’elle il n’y en a qu’une dans ce petit poème
Dont il n’y avait qu’un aussi & aider tout ça à fonctionner dans cette pièce petite quand même remarquable
Tim Atkins est un poète anglais bouddhiste et utopiste né en 1962. Son recueil de sonnets avec traductions expérimentales et variations sur Pétrarque sans connaître l’italien a été un des livres de l’année dans le supplément littéraire du Times. Un de ses thèmes est la relation père-enfant et il a écrit un volume de poèmes en collaboration avec sa fille.
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Carol Watts
X
1391 encore des courbures de lumières projectées
torses comme l’entremeslé d’une résille de dame
son regard à elle en déverrouillage est la calme et bleue
base d’une flamme où la sécheresse de mars
transpercée jusqu’à sa racine trouve réduction résidu
la volonté de commencer en bordure pour achever
la fente couture d’une porte réfractée la surface
d’un poisson d’argent se débattant en plus infimes géométries
que l’œil ne peut contenir convergences
de verre particulaires dans la présence
d’une antinomie son élément à elle bloquant
la vision décelant micas d’attachement pour connaistre
les rivaiges du firmamens quelque chose
d’opiniâtre dans l’illumination dans la matière d’une absence
Carol Watts est une poète anglaise née en 1962 qui a enseigné à l’université de Londres. Elle explore l’écriture expérimentale et chacun de ses livres a un concept différent : Sundog sur des mirages solaires étudiés par Kepler, When Blue Light Falls sur les formes de la lumière bleue, A Time of Eels sur la migration des anguilles.
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Piers Hugill
Il Canzoniere : 4
1.
chevauché / jours / durant / pour
2.
semelles / pneumatiques / tachant / l’
3.
abord / d’un / manège / à illusions
4.
vois / ces / eaux / acides
5.
tu / rimes / vie / avec
6.
un espace / Hilbert / rendant / aucun
7.
premier / de / Belgique / plus heureux
8.
« cry » / arithmétique / sans / nombres
9.
peu / moins / intéressant / à
10.
la pratique / fait / l’amour / perfectionne
11.
accroupi / dessus / « l’être inhumain » / est
12.
o / écoutez / donc / ces
13.
menstrua / dissolvant / vapeurs / en airs
14.
oui / oui / oui / oui
Piers Hugill est un poète anglais né en 1972 qui a quitté son poste de lecteur à l’université pour devenir enseignant indépendant et a aussi été jardinier, forestier, travailleur social. Il a co-fondé les éditions expérimentales de Veer Books. Son livre Il Canzoniere présente des sonnets à structures minimalistes par cycles : ceux à vers de 1 mot, à vers de 2 mots, de 3, de 4 (comme ici), de 5, libérant une énergie rythmique spectrale de cette forme poétique.
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Mary Ellen Solt
Sonnet photo-lunaire
Mary Ellen Solt est une poète et universitaire états-unienne (1920-2007) qui a édité l’anthologie de référence sur le mouvement international de la poésie concrète, où le poème minimaliste, de quelques mots ou signes devient objet sémantique. Dans son « Moon Shot Sonnet » de 1964, elle utilise les premières photos quadrillées de la NASA qui cartographient le sol lunaire. Le poème est en même temps un ready-made (œuvre changeant le sens d’un matériel préexistant), sonnet fantomatique (son squelette apparaît dans l’agencement en 4/4/3/3 lignes des marqueurs électroniques), et ode modernisée à la lune qui n’est plus l’astre-muse des sonnets symbolistes mais un objet d’étude scientifique (dont le silence sans mots garde quand même sa part d’inconnu, presque mystique).
Tous les textes traduits ici sont en anglais dans : The Reality Street Book of Sonnets, édité par Jeff Hilson, Reality Street 2008.
Présentation, choix et traductions de Jean-René Lassalle