(Anthologie) Jeff Hilson, The Reality Street Book of SONNETS (dossier de Jean-René Lassalle)

Par Florence Trocmé


Une des formes les plus durables de la poésie occidentale, le sonnet, a, comme le quatuor à cordes en musique, survécu à ses connotations classiques et dans ses formes modernes traversé beaucoup de crises, expérimentations et frontières nationales. Du mécanisme d’horlogerie pré-baroque de 14 vers à un espace contemporain de langage énergisé d’une silhouette quasi-captable en un regard, le sonnet n’est pas désuet comme le pensaient les grands modernistes William Carlos Williams ou Ezra Pound. Il est réapparu renouvelé chez les postmodernes : le poète britannique Jeff Hilson décrit ce renouveau en anglais à partir surtout des sonnets du nord-américain Ted Berrigan dans les années 1960 (ou même de son prédécesseur Edwin Denby). Cette anthologie est un magnifique florilège de sonnets « linguistiquement innovateurs » dans cette langue (de Grande-Bretagne, Etats-Unis, Canada, Australie) :  réappropriation par des féministes expérimentales (Bernadette Mayer, Alice Notley, Lyn Hejinian, Eleni Sikelianos), déconstructions conceptuelles (Allen Fisher, Bill Griffiths, Tim Atkins, Piers Hugill, Christian Bök), poésie visuelle (Mary Ellen Solt, Bob Cobbing), et encore et surtout un certain flux de conscience esquissé scintillant, hyper-sensible, fragmenté ou opaque et sonnettement cadré (Carol Watts, Peter Manson, Chris McCabe, Justin Katko) : « le sonnet n’est pas mort ».
Les éditions du Théâtre Typographique en France ont accompagné ce renouveau en invitant Jeff Hilson et Tim Atkins à la Sorbonne le 2 juin 2022, et en publiant dans la série de livrets « Intraduction » éditée par Bénédicte Vilgrain :
. Jeff Hilson : Dans les Essarts / In the Assarts, un recueil de ses sonnets, bilingue, traduit par Carole Birkan-Betz
. Edwin Denby : The Climate : deux sonnets en anglais de ce poète précurseur, également critique de danse (1903-1983), traduits en inventives variations par 12 traducteurs (dont Pierre Alferi, Pascal Poyet, Ian Monk)
Notons dans la même collection au Théâtre Typographique les kaléidoscopiques et vibratiles Degrés, d’Alain Cressan, qui ne se déclarent pas sonnets mais qui avec leurs formes 9+4+1 à 14 lignes en semblent une version modernisée.
Ce retour du sonnet s’est donc produit évidemment internationalement : on en retrouvera en France dans les infraordinaires de Frédéric Forte (Sonnets plats et Le sentiment général) ou les fragmentations sonores de Guillaume Artous-Bouvet (Fungi), ou bien en Autriche dans les enchevêtrements polysémiques de Franz Josef Czernin (Sonnets des 4 éléments)
La revue en ligne Catastrophes a publié une belle anthologie de sonnets contemporains intitulée « États du sonnet » (avec entre autres Christian Prigent, Jacques Roubaud, William Cliff) :
Pour une mise en perspective, voir aussi les études de Dominique Moncond’huy : Le Sonnet (Folio Classiques), Le Sonnet Contemporain (revue Formules n° 12).

(Composition du dossier et traductions de l’anglais : Jean-René Lassalle)

Ted Berrigan
Sonnet LIX
Dans le collage de Joe Brainard sa flèche blanche
ne pointe pas vers William Carlos Williams.
Il n’est pas dedans, l’affamé docteur mort.
Ce qui est dedans sont seize images déchirées
De Marylin Monroe, ses blanches dents re-
blanchies par les mains pulsantes de Joe. « Aujourd’hui
je suis vraiment horriblement troublé car Marylin
Monroe est morte alors suis allé à midi voir une série B
en croquant du popcorn King Kong », a-t-il écrit dans son
Journal. Le cœur noir aux côtés des quinze morceaux
de verre dans le collage de Joe Brainard
détourne les yeux des mots grisaille
Docteur, mais ils expriment « JE T’AIME »
Et le sonnet lui n’est pas mort.
Ted Berrigan (1934-1983) a publié son livre The Sonnets en 1964, dynamisant cette forme poétique par le flux de conscience vif des peintres et poètes de « l’École de New York ». Il y permute aussi des fragments répétés entre les différents poèmes, produisant un chatoyant jeu d’échos. Le livre est traduit en français par Martin Richet aux éditions Joca Seria : Les Sonnets.

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Bernadette Mayer

Frappez des mains

Je t’écrirai des sonnets jusqu’à ce que tu jaillisses
À la maison après l’école, que la musique de ta grotte devienne
Une présence stalagmitique, amour je n’ai pas
De cathode à décharge électroniquement régulée qui émette
   des éclairs brefs très rapides et brillants de
   lumière, quelles contorsions quels louchements
   quant au désordre il est agréable de bien diviser un sonnet
Donc si un jour tu me baises dans le cul
Par suite de la présence d’une table de bureau près de la porte
A cause de quelque chanson comme celle de Tom Verlaine
Où il fait ses adieux en gosse de Brooklyn
Parle comme alors à-cause moi Bill t’aime-t-il pour rien pour savoir
Retourne l’écoute vers le pourquoi sur Bille-moi car je te saurai je
Dis et suis pour exister je pas hypnotisée mignonne
Bill ne peut-il par surprenant dire Shakespeare moi-même que
Couplet je t’aime c’est mon penchant
Je veux des virilités & ne devrais-je, femmes venez à moi
Bernadette Mayer (née en 1945 à New York) est une précurseuse de la poésie conceptuelle des années 1970. Son œuvre pour galerie d’art Memory module sur la mémoire en 1200 photographies et 7 heures d’enregistrements audio, tandis que le poème-livre méditatif Midwinter Day (1982) est écrit en une seule longue journée. Des extraits en français sont dans l’anthologie Format Américain, éditée par Juliette Valéry chez L’Attente.
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Tim Atkins

Pétrarque 215, pour – ainsi que tous – pour & encore pour Koto

Quand j’étais vivant je tapais comme ça   les trois doigts de la main droite
Et les deux de la gauche   ou je tenais une poire    ainsi   ou bien
Enlevais la peau d’un concombre avec un instrument dans la main droite et le plaisir
De la chair blanche et des graines transparentes dans une cuisine   par exemple
À jamais sans nuages   quand j’étais mort   j’étais vivant   c’est un vent
Parce que c’est l’usage   & la saison est
En moi   plus que jamais   & si plus lourd à main droite   côté vertébral
Par danse excessive dans une pièce vide
Incomptable comme   les nuages d’en-dessus   & je les ai vus   ici en chroniqueur
Incommentés  dans la vie humaine   dans le nez   dans les yeux  Ha ! – une main de Pap
Tenue dans l’homme   quand j’étais vivant
Que cela soit dit il suffit bien d’avoir de l’amour
Pour sa propre fille lumineuse   car d’elle il n’y en a qu’une   dans ce petit poème
Dont il n’y avait qu’un aussi  & aider tout ça à fonctionner dans cette pièce petite   quand même remarquable
Tim Atkins est un poète anglais bouddhiste et utopiste né en 1962. Son recueil de sonnets avec traductions expérimentales et variations sur Pétrarque sans connaître l’italien a été un des livres de l’année dans le supplément littéraire du Times. Un de ses thèmes est la relation père-enfant et il a écrit un volume de poèmes en collaboration avec sa fille.
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Carol Watts

X

1391   encore des courbures de lumières   projectées
torses   comme l’entremeslé d’une résille de dame
son regard à elle   en déverrouillage   est la calme et bleue
base d’une flamme   où la sécheresse de mars
transpercée jusqu’à sa racine   trouve réduction   résidu
la volonté de commencer en bordure pour achever
la fente   couture d’une porte   réfractée   la surface
d’un poisson d’argent   se débattant   en plus infimes géométries
que l’œil ne peut contenir   convergences
de verre   particulaires   dans la présence
d’une antinomie   son élément à elle   bloquant
la vision   décelant micas d’attachement   pour connaistre
les rivaiges du firmamens   quelque chose
d’opiniâtre   dans l’illumination   dans la matière d’une absence
Carol Watts est une poète anglaise née en 1962 qui a enseigné à l’université de Londres. Elle explore l’écriture expérimentale et chacun de ses livres a un concept différent : Sundog sur des mirages solaires étudiés par Kepler, When Blue Light Falls  sur les formes de la lumière bleue, A Time of Eels sur la migration des anguilles.

*
Piers Hugill

Il Canzoniere : 4

1.
chevauché / jours / durant / pour
2.
semelles / pneumatiques / tachant / l’
3.
abord / d’un / manège / à illusions
4.
vois / ces / eaux / acides
5.
tu / rimes / vie / avec
6.
un espace / Hilbert / rendant / aucun
7.
premier / de / Belgique / plus heureux
8.
« cry » / arithmétique / sans / nombres
9.
peu / moins / intéressant / à
10.
la pratique / fait / l’amour / perfectionne
11.
accroupi / dessus / « l’être inhumain » / est
12.
o / écoutez / donc / ces
13.
menstrua / dissolvant / vapeurs / en airs
14.
oui / oui / oui / oui
Piers Hugill est un poète anglais né en 1972 qui a quitté son poste de lecteur à l’université pour devenir enseignant indépendant et a aussi été jardinier, forestier, travailleur social. Il a co-fondé les éditions expérimentales de Veer Books. Son livre Il Canzoniere présente des sonnets à structures minimalistes par cycles : ceux à vers de 1 mot, à vers de 2 mots, de 3, de 4 (comme ici), de 5, libérant une énergie rythmique spectrale de cette forme poétique.

*
Mary Ellen Solt

Sonnet photo-lunaire



Mary Ellen Solt est une poète et universitaire états-unienne (1920-2007) qui a édité l’anthologie de référence sur le mouvement international de la poésie concrète, où le poème minimaliste, de quelques mots ou signes devient objet sémantique. Dans son « Moon Shot Sonnet » de 1964, elle utilise les premières photos quadrillées de la NASA qui cartographient le sol lunaire. Le poème est en même temps un ready-made (œuvre changeant le sens d’un matériel préexistant), sonnet fantomatique (son squelette apparaît dans l’agencement en 4/4/3/3 lignes des marqueurs électroniques), et ode modernisée à la lune qui n’est plus l’astre-muse des sonnets symbolistes mais un objet d’étude scientifique (dont le silence sans mots garde quand même sa part d’inconnu, presque mystique).

Tous les textes traduits ici sont en anglais dans : The Reality Street Book of Sonnets, édité par Jeff Hilson, Reality Street 2008.
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