La quatrième de couverture reprend les mots d'Emmanuel Hocquard de 2016 : " Un récit autobiographique ? Un romain grammatical ? Un témoignage sur l'ancien Tanger d'avant 1956 ? Une chronique des années 40 et 50 ? Tout cela à la fois ? " En effet, il existe une pluralité d'entrées possibles. Le lecteur peut ainsi lire l'ouvrage comme un livre d'histoire, un roman, un récit fictif,... D'ailleurs, les règles du roman sont respectées. Plusieurs chapitres avec différents personnages : un narrateur " le petit Jule, écolier rétif aux prises avec la grammaire ", des parents, des enseignants et bien évidemment des tangérois. Les différents éléments de la narration sont présents : un récit qui avance avec des souvenirs, des disgressions qui permettent au lecteur ne pas rester dans une certaine linéarité. " Voici mon premier poème. Je l'ai écrit, rue Dante, à Tanger. J'étais en cours élémentaire première année. Je me souviens que l'instituteur se nommait M. Denis et qu'il était gentil. Ce sont les seuls souvenirs que j'ai gardés de lui. "
Tout ce récit a pour colonne vertébrale une grammaire que l'auteur ne cesse d'interroger. Dans Nos années lycée, Emmanuel Hocquard explique : " Tous mes livres - même mes livres de fiction - ne traitent en fait que de grammaire. J'entends par là repérer les mots d'ordre en moi et en desserrer l'étau. " La notion de grammaire évoque l'exercice d'une langue et elle est associée à celle de règles qui caractérisent les façons de parler et d'écrire. Ainsi, comme l'écrit Emmanuel Hocquard, " celui qui apprend à parler puis à lire et à écrire est confronté aux mots d'ordre. (...) Les mots d'ordre, ce ne sont pas seulement des commandements (...) et des interdictions (...) Les mots d'ordre ne sont pas tapis dans le langage. Ils en sont inséparables. (...) On n'y échappe pas. " Mais alors, comment s'en sortir ? La solution réside dans trois personnages : l'archéologue, le privé et le grammairien qui est " à sa façon un archéologue et un détective ". L'auteur nous donne sa définition de la grammaire en tant que " règles fixes qui régissent notre langage " mais aussi " toutes les règles d'usage des mots, dont celles qui établissent leur sens ". Emmanuel Hocquard joue, travaille, étudie les mots en interrogeant ses souvenirs, en convoquant des écrivains : " Je repense ici à Deleuze parlant de désir. On ne désire pas une chose ou quelqu'un. On désire toujours un ensemble. Je ne désire pas une femme, je désire aussi un paysage qui est enveloppé dans cette femme (Proust). " Avec ces expérimentations sur la grammaire, celle-ci devient un personnage à part entière, le fil conducteur du roman. " Faire jouer les mots c'est les placer dans des situations qui les amènent (...) à mettre en évidence des contenus (...), à éclairer des associations jusque-là cachées ". Un exemple flagrant est la réflexion sur les verbes d'état et les verbes d'action : " j'inclinerais à penser qu'il n'y a pas de verbes d'action. Que tous les verbes, sans exception, sont des verbes d'état ".
Dans Une Grammaire de Tanger, il est aussi question de Tanger. Histoire de Tanger, géographie de Tanger ? Un peu des deux. Tanger est une ville particulière qui bénéficie d'une situation géographique exceptionnelle, à seulement quelques kilomètres se trouve en face d'elle l'Espagne, l'Europe et Gibraltar. " Quand le ciel était clair, on distinguait nettement les falaises blanches de Trafalgar, sur la côte d'Espagne, à la sortie occidentale du détroit. " " En contrebas de la rue de Shakespeare, sur la petite plage de rêve où, enfant, j'allais me baigner (...) Aujourd'hui, la petite plage a disparu. À la place, la main de l'homme a construit (...) une quatre-voies qu'empruntent quelques voitures et des camions. " C'est une photographie d'un Tanger particulier puisque zone internationale où cohabitaient diverses nationalités. De cette époque, la ville a gardé des traces : " L'annuaire téléphonique : l'index général de l'annuaire téléphonique bilingue ".
" Mon Tanger n'est pas celui des plans de Tanger. Il est fait de bouts discontinus d'espaces et de temps, d'émotions, de sensations, de segments de parcours. " " L'ensemble de mes livres dessine ma carte de Tanger ". Tout comme l'auteur a sa propre carte de Tanger, il a également sa propre grammaire que le lecteur prend plaisir à découvrir. Une fois ce livre terminé, le lecteur ne peut qu'être d'accord avec l'auteur qui décrit sa grammaire de Tanger dans Le cours de Pise comme son écriture " la plus aboutie (...) c'est là que je vais le plus loin (...) Je considère ça comme une fin. "
Alexandre Ponsart
Emmanuel Hocquard, Une Grammaire de Tanger, P.O.L, 2022, 208 p., 18€
Extrait :
" Qu'est-ce qu'une image ?
Image est un mot simple, familier, aimable, que tout le monde emploie sans se poser de questions. En réalité, image s'avère être surtout un joker pour dire tout et n'importe quoi. Selon les cas, il sert à désigner tour à tour une reproduction, une gravure, une photographie, une estampe, un tableau, un dessin, un croquis, une affiche, une étiquette, un vidéogramme, un 'visuel', etc. Alors pourquoi parler d'image ? Si c'est d'un peintre qu'il est question, disons peinture ; si c'est d'une photographie, disons photographie ; et ainsi de suite. Cela réglerait, en partie, le problème, mais en partie seulement, parce que le mot image existe aussi et qu'il est pratiquement impossible d'en établir clairement le sens. Les dictionnaires, pas plus que l'étymologie, ne sont ici d'un quelconque secours.
Il peut être en revanche éclairant de se demander dans quelles circonstances le mot est entré dans le vocabulaire de chacun. Il est clair que son apparition est liée à l'enfance. Image est d'abord un mot de l'enfance. 'Les livres d'images de mon enfance, un enfant sage comme une image ...' Par ailleurs image reste associé à quelque chose de plaisant, de joyeux : cadeau, surprise, fête...
Mais, très tôt, le petit écolier est contaminé par l'idée de récompense méritée : 'Si tu réponds comme il faut, tu auras droit à un bon point ; et, contre dix bons points, tu auras droit à une image.' Nous entrons ici dans le commerce des images : la transaction, la tractation. L'image comme (première) monnaie d'échange. "