" D'un pas rendu hésitant par la quantité de rhum ingérée, le mathématicien chercha alors la dalle la plus élevée de la terrasse d'où il pourrait surplomber le jardin. Clara essaya d'éviter les regards que, elle le savait, les autres échangeaient, peut-être avec un petit sourire moqueur, car elle sentait que regarder Bernardo lui causait une pointe de culpabilité. Le flash de l'appareil photo de Walter illumina les lieux et Bernardo s'éclaircit la gorge tout en attendant qu'achève de s'éloigner l'avion qui venait de décoller de l'aéroport de Rancho Boyeros, qui n'était pas loin.
- Ramsés, s'il te plaît, finit par dire Bernardo. L'enfant sourit et appuya sur la touche play du magnétophone.
Des accords de guitare acoustique, reconnaissables entre tous, inondèrent le jardin de la maison de Fontanar. Quelques uns sourirent, d'autres tournèrent la tête, pour observer, intrigués, Bernardo qui restait immobile, les yeux fermés, tandis que s'élevait la voix diaphane de Steve Walsh, le chanteur de Kansas.
I close my eyes, only for a moment,
And the moment's gone All my dreams pass before my eyes, a curiosity Dust in the wind.Bernardo ouvrit les yeux et regarda l'assistance. Clara craignit que quelque chose de grave ne soit arrivé. Elle savait que Bernardo adorait cette chanson, mais elle avait du mal à comprendre sa pertinence en pleine fête d'anniversaire. Le son mélancolique du violon de Robby Steinhardt flotta alors dans l'air, avant les paroles et les derniers accords de la chanson.
Dust in the wind
All we are is dust in the wind Dust in the wind Everything is dust in the windBernardo regarda une nouvelle fois les visages des convives, qui avaient gardé un silence expectatif.
- Vous ne trouvez pas que c'est une des plus belles chansons jamais composées ?... Une des plus vraies ?... Eh oui, merde, tout n'est que poussière dans le vent... Et c'est pour ça que, avant que vous ne commenciez à vous remplir la panse avec du porc grillé et du riz aux haricots verts, je veux vous dire un truc. - Bernardo sourit alors, ses yeux se remirent à briller, avec ce vert profond toujours attirant et mystérieux, - Je ne sais pas si vous avez fait les comptes... faire les comptes, c'est mon boulot, je suis pas mathématicien informaticien pour rien. Et les comptes disent que c'est la onzième fois que nous sommes réunis ici pour fêter l'anniversaire de notre chère Clara. La première, c'était en 1980 et nous étions presque tous là, sauf l'abominable Walter, comme disent certains, qui était à la chasse aux ours en Sibérie... Mais ceux d'entre nous qui étions ici, vous vous rappelez comment nous étions en 1980 ? Au top, non ? Et maintenant comment nous sommes en 1990 ? Et on a presque tous fêté nos trente ans et nous autres, ceux d'alors, nous ne sommes plus les mêmes, comme disait José Marti.
- Ignorant ! ... C'est Neruda qui l'a dit, lança Irving.
- Un poète !... Le fait est que nous ne serons plus jamais les mêmes ni la même chose, ce qui n'est pas tout à fait pareil... parce que c'est ce que nous sommes : poussière dans le vent... mais avec nos rides et nos cicatrices... nous sommes ensemble, et c'est ce que je voulais dire. Et nous sommes ensemble parce que Clara a été l'aimant qui nous a maintenus ainsi, serrés comme le Clan que nous sommes.
Il hocha la tête, but, sourit. - Clara et cette maison. Clara et sa force de résistance, il en faut pour nous résister !... Mais avant de trinquer en l'honneur de Sainte Clara des Amis, de Maman Clara, je voulais porter un premier toast à ma femme, Elisa, mon amour... Et quoi encore, Irving ?
- "Quand dans cette vallée rafraîchie par le vent / Nous ramassions ces fleurs fragiles..."
- Merci, Irving...Rafraîchie par le vent...un peu trop rafraîchie, non ? dit Bernardo, et tous, sauf Walter, Elisa et Clara, avaient déjà le sourire. Je disais donc... Elisa, mon amour, pour qui je serais capable de tuer, parce que est en train de grandir dans ses entrailles l'enfant que, vous le savez, nous avons eu tant de mal à avoir. Un enfant que, quelqu'un a pu dire grâce à Dieu, à un miracle, mais moi je dis grâce à moi et à ma femme, nous allons enfin avoir et qui, je le promets, si c'est une fille s'appellera Clara Elisa, et si c'est un garçon, Attila - il sourit et presque tous les autres sourirent -, parce qu'il sera un barbare, et j'en ferai un joueur de base-ball, un boxeur ou un musicien, qu'est-ce qu'on peut en faire de mieux dans ce pays de merde... Je bois à la santé d'Elisa et de son utérus ! Et à la victoire finale ! À la vôtre ! cria-t-il en levant son verre, tandis que les autres répondaient et imitaient son geste. Et je bois à la santé de Clara, qu'elle fête beaucoup d'autres anniversaires et que nous soyons toujours, toujours, tous réunis pour les fêter ! À la tienne, Clara, bon anniversaire ! - E l'on entendit des cris, des applaudissements, des sifflets, on réclama encore du rhum et de la bière..."
Leonardo Padura : extrait de " Poussière dans le vent ", Éditions Métailié, 2021, pour la traduction française.