Chère Claude,
Antjie Krog écrivait que « les mots comme des AK 47 doivent combattre/la poésie doit être utile, acte, assumer/l’expression de la lutte choisir son camp/la poésie peut distiller la révolution/le chiendent est plus fort que la rose ! la poésie/transpercée pousse sauvage dans une pluie de phonèmes », or tels j’imagine tes mots en ce livre dont je voudrais en modeste façon évoquer le bel ébranlement qu’il a provoqué en moi, combien cette pluie de phonèmes généreuse et combattante m’a atteint. J’ai rempli plusieurs pages de notes en te lisant, il me reste à les rassembler en une lettre cohérente, laquelle chose est difficile étant donné que des pensées fusaient dans un tohu-bohu enthousiaste au cours de ma lecture.
Tes mots, tes phrases de prose faites comme des vers secs, assaillent le lecteur en rafales pour mieux atteindre la conscience d’un chacun ; ils et elles surgissent de ta mémoire collective chamboulée : « Des mots sans slogans qui sont des armes de guerre, des mots ivres par goût et liberté ». Pour ce que ta mémoire est immensément empathique, elle se trouve être des plus douloureuses, comme si tu étais meurtrie par chaque être humain martyrisé dans l’histoire des hommes, « Te souviens-tu des cris qu’on n’entend pas, des cris qu’on entend trop, qui irriguent les guerres. Pendant la Saint-Barthélemy, dans la nuit inouïe, nombre de catholiques effrénés, à chaque corps, et nombre de protestants morts, coupaient un membre, à un mort coupaient un membre. » De quoi tu as à dire, fort à dire, à dire pour ceux que l’Histoire enfouit sous chapes de silence, parce que les nantis (i.e. : qui jouissent d’une situation confortable) les ignorent sous de fallacieux prétextes comme de « guerre de loin » (au sens propre et au sens figuré), prétextes qui font ignorer le sort des femmes yézidies que tu rappelles, par exemple, ou qui s’esquivent sous le flasque argument que « Accueillir toute la. On ne peut pas. Toute la misère, on ne peut pas. Chez nous aussi, et c’est chez nous. Et eux sont d’ailleurs » dès lors qu’on évoque le sort des « personnes déplacées à l’extérieur de leur pays »1, des prétextes et des arguments qui mettent hors de soi, hors de mots. Tu as une incrédulité ironique qui, dans ton livre, déstructure, en la reprenant, la langue des nantis. Ta déstructuration de langue fait du bruit, car tu pars en guerre contre le silence coupable de l’indifférence. M’est revenu en tête, te lisant, l’émouvant poème « Home » de Warsan Shire, disant ceci à un moment de son poème :
« Alors tous les :
“A la porte les réfugiés noirs
Sales immigrants
Demandeurs d’asile
Qui sucent le sang de notre pays,
Nègres mendiants
Qui sentent le bizarre
Et le sauvage,
Ils ont foutu la merde dans leur propre pays
Et maintenant ils veulent
Foutre en l’air le nôtre”
Tous ces mots-là
Ces regards haineux
Ils nous glissent dessus »
Qui sont-ils, les martyrisés de l’Histoire ? Les sans-papiers, les clandestins, les Rrom, les sans domicile fixe (qu’on n’appelle plus clochards ni mendiants ni vagabonds), les réfugiés, les exilés, les déplacés, les débarqués, les proscrits, les condamnés, les sacrifiés, les hérétiques, les suppliciés, les massacrés « les disparus, errants, perdus, les poursuivis, les contrôlés », et j’en oublie des millions, ces « corps sans mots » pour lesquels tu y vas « à grands renforts de bons mots ». Tu nommes les malheurs et misères de l’Histoire qu’on camoufle derrière de lâches euphémismes de pieds-plats.
Tu luttes frontalement contre le silence historique, contre la mémoire courte (« Souviens-toi du silence du Vatican devant les horreurs nazies. Souviens-toi des Américains face à Hiroshima et Nagasaki. Du silence des repus, des fortunes amassées en commerce d’esclavage. ») Tes injonctions répétées (« Souviens-toi ») sonnent comme une admonition baudelairienne, « Souviens-toi !/Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi/Se planteront bientôt comme dans une cible » ; « Souviens-toi » que le temps de la mémoire te rattrapera, sembles-tu dire ; « souviens-toi du futur »2. Tu nous regardes droit dans les mots. Elles ont l’heur, tes injonctions, de nous remuer dans nos responsabilités ; tu mets mal à l’aise, nous mets mal à l’aise, et c’est fort bien. Ta langue, directe, radicale, tranche dans le lard et la graisse qui se forment dans nos esprits empâtés par la passivité.
Moult de tes phrases sont des punchlines poétiques, des phrases choc et coups de poing et ne cherchent aucunement l’effet de séduction, « Imagine ceux, qui par les étranges terres, on ne sait pas toujours leur nom, on se souvient parfois qu’ils furent des nôtres, on oublie qu’on se souvient, on a d’autres choses à faire, qu’à aider ceux qui par d’étranges détours, tentent de vivre ». Mais tout en nous rudoyant, elles nous émeuvent. Les anaphores « Imagine » ou « N’imagine » dont tu uses pour rythmer ton courroux, je me suis demandé si elles n’étaient point un écho contradictoire à la chanson sirupeuse de John Lennon qu’on connaît tous à force de l’entendre sans l’écouter et dont on nous rebat les oreilles à longueurs d’ondes histoire d’endormir son monde sur ses deux oreilles bien pensantes. Non, tu ne cèdes pas à la séduction ; on ne séduit pas avec la souffrance.
Tu imagines cet inimaginable qu’on ne cherche pas à imaginer (n’est-ce pas un rôle qu’on devrait assigner à la poésie ?)
Le titre de ton livre3, que tu éclates en morceaux dans le corps du texte en le répétant en de multiples variations, fonctionne comme un refrain qui explose comme une bombe de mots, dans tous les sens, « Par les étranges terres, ne se perdent pas quérant, quand d’aucunes n’en reviennent jamais », ou « on ne va pas, dansant, chantant, par les étranges terres, les étranges aventures, quérant, riant. », ou « Ceux qui, par les étranges terres, les étranges aventures, disent les mots, en grand silence » (etc.) : ce titre danse sur le fil continu de ta prose.
Car tu danses avec les mots (rappelons que ton précédent ouvrage s’intitule Sur l’échelle danser4), tu danses avec la sauvagerie de mots indomptables, tu danses sur et à l’échelle du monde. Ainsi de cette manière, tu vas, tu vas « en langues de hautes erres », de haut propos, de haute conduite, parce que prenant mot pour les sans-mots, les sans-langue, tu les mènes haut. Peut-on qualifier ta danse des mots comme chamanique ? Si on considère qu’en tant que poète tu traverses l’histoire de la cruauté humaine et si on considère que, te plaçant comme intermédiaire entre les forces de l’Histoire et les hommes, tu cherches à faire remonter les forces telluriques des morts ensevelis sous les couches de cette Histoire, et si les répétitions que j’évoquais quelques lignes auparavant ont un pouvoir incantatoire, oui, bien que n’étant pas spécialiste du chamanisme, j’aurais tendance à considérer comme chamanique ta danse d’écriture (les numérotations de « Déplacements » allant par exemple dans ce sens5).
Enfin, et pour terminer, permets-moi de trouver ta phrase finale de grande beauté, elle ne nous laisse pas une goutte d’espoir, elle nous laisse avec (et je n’ai pas les mots...)
« Et leurs lèvres remuent et ceux qui fuient sont beaux. »
Jean-Pascal Dubost
Claude Favre, Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant, Lanskine, 2022
1 Terme d’après le Glossaire de la migration, Droit International de la Migration n°9, édité par l’Organisation Internationale pour les Migrations.
2 Expression lumineuse utilisée par l’universitaire Blandine Chapuis dans un article consacrée à la poésie de Nelly Sachs : « « Souviens-toi de ton futur » : la poésie de Nelly Sachs (1891-1970), entre remémoration et rédemption », in Germanica, 33 | 2003, 97-111.
3 Dont je suis étonné de lire de-ci de-là qu’il est emprunté à Chrétien de Troyes, ce n’est pas ce que tu écris : « Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant sont [c’est moi qui souligne] pour Chrétien de Troyes... » ; il est emprunté à Pascal Quignard lui-même s’inspirant de Chrétien de Troyes, nuance. Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Gallimard, 2022 :
« (Méfiez-vous des chevaliers errants ! Méfiez-vous des romanciers :
Chrétien de Troyes nommait le groupe de Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant.
(Méfiez-vous des chevaliers errants : Ils cherchent l’aventure ; le malheur les attire.) »
4 Claude Favre, Sur l’échelle danser, Série Discrète, 2021
5 in Crever les toits, etc., suivi des Déplacements, Les Presses du Réel, 2016