écrire c’est faire baisser
le niveau de l’encre dans l’encrier
c’est toujours recommencer à écrire
c’est enfin commencer à écrire
c’est définitivement cesser de ne pas écrire
c’est choyer la respiration
échapper à l’étouffement
c’est s’essouffler
c’est dire la même chose matin & soir
c’est larmoyer muet & mutin
c’est flanquer des coups de pied dans la termitière
c’est à l’aveuglette
donner coloris au clapotis des minutes
c’est épuiser le mot mort
(comme si ça pouvait fonctionner)
c’est dire enfin
ce qu’il fallait dire
c’est dire enfin
une fois pour toutes
c’est dire il n’y a rien à dire
c’est dire disait desnos tout mais pas plus
c’est dire la vie vite
c’est tout sauf écrire
c’est une autre façon de faire de la menuiserie
écrire c’est écrire: voici le sujet
et débobine la bobine
c’est éjaculer sec
c’est se souvenir des leçons d’ovide & et de pindare
c’est faute de mieux
c’est bonheur lorsque le mot vient
c’est beau comme baiser
c’est horreur vermine & suicide
c’est les sept dernières paroles
sans vinaigre et sans violon
c’est aller comme va le scarabée
c’est l’échapper belle et à l’onction extrême
c’est éventer à tout le monde des trucs de syntaxe intimes
qui n’intéressent personne
sauf l’amante jolie et fraîche et secrète
qui demande: comment es-tu ?
c’est dégueuler le sirop bigot des curés
et réimaginer des religions fraternelles et poétiques
des prophètes souriants
et des saintes sans chasteté
c’est ne pas perdre son temps
avec la Chartreuse de Parme
c’est concocter des clafoutis à la compote séculaire
c’est essayer de ne pas pasticher
la bruyère ou kafka ou pavese
écrire
c’est pour demander: montre-moi tes seins
c’est fredonner c’est chanter
c’est allégresse pour rien et peine perdue
c’est merci à mozart
pour le lacrimosa et le voi che sapete
c’est ne pas encore pourrir
c’est pour rire & pour chialer
c’est pour écouter le grattement de la plume sur le papier
c’est taper dans la poisse des rhétoriques
s’emberlificoter dans les innombrables métaphores
qui tournent autour du pot pour faire joli
c’est s’enrouler dans le cordon ombilical
se mimer foetal
c’est dire & maudire le premier râle
et le dernier vagissement
c’est réinventer La cigale et la fourmi
c’est frétiller têtard
qui n’est que tête & queue
c’est renaître mort-né & papillon
c’est eh bien dansez maintenant la menuet des libellules !
c’est par nuit plusieurs fois et par jour
savoir bergen-belsen à deux pas du parterre
où je viens de semer des tournesols
écrire, c’est
risquer le bouquet pour un brin d’herbe
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Lambert Schlechter (né en 1941 à Luxembourg) – Enculer la camarde (Éditions Phi, 2013)