(Note de lecture) Stefan Hertmans, Poétique du silence, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


Alors on chante ?

Une des questions héritées du romantisme, concernant la poésie, est celle-ci : comment concilier l’art et la vie, faut-il choisir entre l’art et la vie tant la coexistence des deux est pour les romantiques à peu près impossible. Faut-il mourir, faut-il devenir fou ? La solution intermédiaire serait-elle le silence, et correspondre alors au plus près aux questions de certains écrivains du XXIème siècle ?
Stefan Hertmans, romancier, poète et essayiste néerlandais, consacre quatre études à ce sujet dans Poétique du silence, dans la collection Arcades chez Gallimard. Ce qu’il appelle la littérature prémoderne, c’est-à-dire le romantisme qui cherche à dire l’indicible et pense qu’il n’y parvient pas, sauf à se trouver confronté au suicide, à la folie et au silence, à l‘instar de la grande figure de Hölderlin, qui hante tout le livre.
Outre l’écart entre les hommes et les dieux qu’il expose si je puis dire à ciel nu, Hölderlin est le poète de la césure, c’est-à-dire dit Hertmans « de la souffrance due à la langue » (l‘allemand n’étant pas le grec, son modèle en tout, la césure s’opère déjà par là). Car il est moins question de poésie, même si celle-ci se fracture, que du langage lui-même… Du poète allemand de Tübingen à l’autre poète allemand d’origine roumaine Paul Celan, « cette respiration à peine audible entre deux syllabes » dit Hertmans, a une dimension tragique.
Entre les deux poètes allemand, il y en a un troisième, c’est Hofmannsthal, dans cette sorte d’adieu aux larmes du romantisme qu’est la célèbre Lettre de Lord Chandos, « parce qu’il est impossible de combler le fossé entre le langage et le monde ». Toutefois comment dire cela autrement qu’avec les mots… mais « le rapport à ce monde qui rend le texte compréhensible est sans cesse instable » écrit Hertmans.
Que faire alors ? Se taire ? Renoncer ? Tuer en soi (se couper soi-même, sui cedere), l’homme porteur des poèmes ? C’est l’issue bien étroite de quelques uns.
L’essai donne la part belle à Hofmannsthal sous la forme d’une Lettre à lord Chandos longue, mais concise, levant tous les rouages de Lord Chandos dans son expérience de trahison quand l’écriture ne restitue pas le langage. Encore romantique, mais déjà moderne par la négativité qui se dégage de cette sensation de ne pas y arriver.
L’ensemble du volume comporte un très léger déséquilibre, dans la mesure où une dernière étude, trop courte, est consacrée à l’immense Sebald. L’écrivain allemand (2001), fils d’un militaire nazi, « obsédé par la dialectique du souvenir et de l’oubli » dit Hertmans avec une grande justesse, écrit toute sa vie pour restituer quelque chose qui s’est passé, le préserver de l’oubli grandissant au fur et à mesure que le temps passe. Il ne l’a peut-être jamais mieux fait que dans De la destruction comme élément de l’histoire naturelle (Actes Sud, 2004), sur les bombardements détruisant aussi bien les habitants que les centres historiques (à signaler : un autre chef d’œuvre sur le sujet, Sous les bombes de Gert Ledig chez Zulma, 2006). La responsabilité est l’autre thème central ineffaçable, ces destructions ayant lieu de la propre faute d’un certain nombre d’allemands, « brûlant un grand pan de (leur) mémoire » en dehors même de la faute absolue de la Shoah. Ce thème de la restitution, de la possible épiphanie offerte par la littérature, Sebald le mène peu avant le second millénaire.
Le sanglant XXème siècle se clôt, on verra que le suivant n’offre guère de promesses du côté d’une humanité moins guerrière. Mais la question de ce que peut sauver le langage a parcouru l’ancien siècle de ses zébrures, différentes selon qu’il s’agisse de Hölderlin décrété fou mais écrivant des poèmes parfaits pour ses visiteurs, de Lenz s’effondrant dans la forêt enneigée des Vosges, de Hofmannsthal renonçant au langage, de Mallarmé et de ses éclairs blancs, du dernier Rilke de plus en plus elliptique, l’ellipse étant le dernier geste avant le silence, ou de Celan qui se jette dans la Seine en août 1970 après avoir tenté une restitution de la blessure du nazisme dans sa langue. Tenté, oui, réussi oui, même s’il ne l’a pas su, laminé par les accusations de plagiat et autant par les tentatives d’apaisement de son entourage qui ne mesurait pas la gravité de ce qui se passait pour lui, tentatives dans lesquelles Celan voyait une trahison et rompait immédiatement les relations. L’homme brûlé en lui-même n’y survit pas. Il choisir l’eau pour éteindre ce feu. Les fameuses Aschen (cendres) des poèmes de Celan survivent elles dans les tableaux d’Anselm Kieffer. Question de survivance pour parler comme Didi Huberman, question de souvenir, si l’on entend ici aussi : ce qui vient par dessous.
Le cas de Celan est unique, il cristallise aussi bien « la césure spéculative » relevée par Lacoue-Labarthe (Agamben « oublie » d’y faire référence, à ce travail qu’il connaît pourtant bien dans son dernier beau livre La Folie Hölderlin, chronique d’une vie habitante, 1806-1843, Armand Colin, 2022), au titre de ce qui creuse la langue depuis les grecs, au titre encore de « ce déficit philosophique ambiant » comme dit Hertmans - à savoir le silence sur ce que seule la poésie peut-être parvient à penser - ainsi que que « la fracture radicale entre les hommes et les dieux » écrit Hertmans. Cette dernière question n’étant pas la moins moderne.
L’étude consacrée à Celan se nomme «  la glotte comme abîme », c’est très bien vu, on s’y enfonce pour faire sortir ce qui reste, cette « suspension anti rythmique », cette césure dans le vers même, d’où émerge le non élucidé Pallaksch, Pallaksch, marmonné par Hölderlin dans sa tour, à la fin du poème de Celan Tübingen janvier (dont Agamben raconte une interprétation intéressante via le témoignage de Christoph Théodor, alors étudiant venu voir Hölderlin : « la parole Pallaksch semble vouloir dire « oui »).
Dans la glotte comme abîme, il faut « respirer avec la gorge tranchée » dit Hertmans.
Hertmans y lit « une chose qui s’élève de la fissure vers les pensées, … une suture crânienne » : « la suture crânienne peut-elle chanter et laisser entendre un soupçon de ce qui à l’intérieur d’une tête, a été pensé sans jamais être formulé ». Comment le dire, comment couiner comme Joséline la cantatrice, comment siffler dans Le Terrier, comment tellement rire de désespoir chez Beckett toujours lui-même plié en deux entre deux mots coupés par des points, non reliés. Car ce qui veut sortir, là, c’est « le cri qui a précédé toute parole ». Autrement dit une origine, autrement dit un indicible dans le langage même que Hertmans nomme : un fantôme.
Ce qui est intéressant aussi, c’est que cet indicible ne peut pas toujours se dire simplement, et se manifeste souvent sous forme énigmatique voire hermétique. Ce qui sort par la bouche est différent de ce qui suinte au départ. Ce n’est pas à ce stade une claire source divine dans la clairière de l’être heideggérienne, c’est sang et cendres informes cherchant à s’écouler. De là bien souvent une inaptitude à la vie. Quand l’effort de penser et de dire est tel, cela confine à l’inhumain.
Bien sûr la question du silence travaille aussi la poésie et la littérature française, mais d’une manière plus intellectuelle, plus abstraite (Rimbaud ou très différemment Blanchot, entre autres), si l’on peut dire. Le sujet n’est pas le même du tout.
Quelque chose de plus tragique a eu lieu dans la langue allemande (on en retrouve la trace aujourd’hui chez Esther Tellermann par exemple, comme on l’a trouvée chez Sarah Kofman dans les années 80 avec son témoignage Rue Ordener, rue Labat (Galilée, 1994) écrit avant de se suicider. On trouve les symptômes du mutisme chez Trakl ou Walser, étiquetés déséquilibrés, asociaux, comme nous le rappelle Hertmans. Comme s’il fallait faire surgir l’incise dans le corps comme elle a eu lieu dans la langue. Comme s’il fallait se blesser soi-même pour garder la mémoire de ce qui a été blessé de façon irréversible.
C’est un mince volume, c’est un grand livre passé, me semble-t-il, sous silence dans la presse, au printemps.
Il eût mérité des développements, mais il eût alors été trop parfait, tandis qu’ainsi, il ouvre sa mine à ciel ouvert, il expose ses minerais scintillants qui en cache d’autres. Il laisse entrevoir vestiges, figures et allégories, signes et significations, il laisse deviner la profondeur vers le bas qui donne tout autant le vertige que les hauteurs (altitudo signifie aussi bien hauteur que profondeur, donc le ciel comme le fond, que l’on retrouve dans le « marcher sur la tête » du Lenz de Büchner). Il les restitue à son tour pour la possibilité du souvenir.
J’aime beaucoup qu’Hertmans écrive : « Il n’y a pas à s’apitoyer sur les poètes qui disent être confrontés à l’indicible : ils sont plongés en permanence dans leur travail. »
Donc, travaillons.
Enfonçons le clou. Tapons dessus comme des sourds.
Cherchons, creusons, couinons, sifflons, soufflons, grattons.
Et chantons, ich und du, toi et moi.
Isabelle Baladine Howald
Stefan Hertmans, Poétique du silence, trad. du néerlandais (Belgique) d’Isabelle Rosselin, coll. Arcades, Gallimard, 2022, 13,50 €