J Dilla - Donuts

Publié le 10 août 2008 par R0udy

L'industrie musicale voue généralement ses artistes à un jaugeage parmi leurs pairs, les classant ainsi rigidement sur une forcément réductrice échelle qualité. Les acteurs majeurs d'un genre en deviennent naturellement les maîtres-étalons, leurs talents ne constituant finalement qu'autant de sources d'inspiration pour les moins doués. Dans le domaine de la production hip-hop, les arrangements jazzy de Premier ou les beats chromés Dre resteront d'incontournables signatures, reconnaissables en un loop et demi par toute oreille accoutumée au genre. Reconnu monstre sacré à titre largement posthume, J Dilla fait clairement partie de cette catégorie de labels.

C'est en poursuivant mes recherches sur les travaux de Madlib que j'ai découvert le fameux Jay Dee, à travers l'album que je vais tenter de dignement présenter ici, sorti à trois jours de son décès. Contrairement à l'accoutumée, j'ai été directement soufflé par le talent du compositeur, sans période d'assimilation ni d'adaptation ; en ce sens, il surclasse incontestablement West, 9th Wonder et la profusion de producteurs mainstream qui s'en rapprochent, puisqu'il allie à leur accessibilité la recherche et la profondeur des beats d'une école plus élitiste, celle des Guru, des Pete Rock ou justement, des Madlib. Dès l'introduction, la comparaison avec Wax Taylor semble inévitable : même trip déstructural, même utilisation et distorsion intensive de samples aux origines pluri-culturelles, même exploration de l'arythmie et de la dissonance qui couvait sur les phases expérimentales du presque pittoresque Tales of the Forgotten Melodies. Deux différences majeures séparent rapidement les deux DJs : d'une part les vocals qui, largement disposés chez Taylor sont absents chez un Dilla préférant mettre à profit son auguste maîtrise du snippet pour les insérer, voire les générer par scratching ; et d'autre les atmosphères, bien plus éclectiques et enjouées chez l'américain. Toutefois, même lorsque Jay Dee tente le festif, il y creuse une inquiétante superficialité, souvent à travers quelque récurrente perturbation comme on peut l'entendre sur les orchestrales Two Can Win et Glazed ; voire en interrompt sèchement l'intensité, l'annihile soudainement, réticence à la complaisance attestée par exemple sur les psychédéliques Twister et Workinonit. D'autres morceaux , à la façon du bouleversant Stop !, ressemblent dans leur testamentaire confrontation d'ambiances à un melting pot des passions de quelque savant fou, déchaînant son art comme s'il en était l'ultime ambassadeur. La sensation de confiner au patrimonial, au didactique même, perdure dans l'abondance de sonorités sèches du forcément aride Anti-American Graffiti, offrant la possibilité d'interpréter la saturation de ses riffs comme une profane mais tentante invitation à la communion des genres, à savoir là le hip-hop et le rock (une approche que d'autres adopteront d'ailleurs la même année, au hasard Nas et Outkast sur leurs inoubliables Hip-Hop is Dead et Idlewild), ou dans la paradoxale harmonieuse torture des violons sur Walkinonit, une piste que l'on croirait déterrée au hasard d'un 45 tours d'une autre époque. Peut-être métaphoriquement, Dee ne semble finalement épanoui que sur ses pistes abstraites, comme la magnifiquement crépitante Don't Cry, la miroitante Waves, ou encore le diptyque en apesanteur Airworks/Lightworks où, en trois furtives minutes, il capte et concentre l'intégralité des influences qu'il caressera le long des 31 pistes du disque. Ce qui m'amène à aborder le schéma constructif de ce dernier, plus important encore que la musique qu'il cadre - et dans ce cas, disperse.

Car ce sont finalement bien ces enchaînements post-modernes façon nouvelle vague du cinéma français qui donnent leur saveur singulière à ces donuts grossièrement pétris (la plus longue piste n'atteignant pas les trois minutes tandis que la moyenne se situe dans les quatre-vingt-dix secondes), substituant leurs états d'individuelles soupes instrumentales au profit d'un global et sublime patchwork, aérien parce que jamais à bout de souffle, constamment syncopé mais à nul moment affaibli, tronqué, handicapé, mais aux fluctuations toujours maîtrisées. Ce sont ces conscientes imperfections -ainsi tant présentes dans le son que dans sa présentation donc- qui, associées au délicieux dictat émotionnel de Dilla (vous vous surprendrez à trouver votre gorge nouée sur Last Donut of The Night, avant dernière miette de la galette) rend son travail intemporel, car précurseur dans le fond et daté sur la forme. Il semble évident que le beatmaker était prêt à nous quitter lorsqu'il confectionnait ces douceurs sur son lit d'hôpital, laissant en héritage son génie, intitulant les extrémités de ce qui constitue à coup sur son épitaphe, avec une acuité parfaitement troublante, son introduction Outro, et son extroduction, Intro.