La poésie enfermée
Aujourd’hui, la lutte pour l’hégémonie n’oppose plus seulement tradition et modernité ou auteurs professionnels et poètes du dimanche. Elle se concentre sur la question de la lettre et de la parole, plus concrètement sur le conflit entre livre et hors-livre, avec une préférence très nette donnée à la seconde des alternatives. Il est devenu de bon ton d’accuser le livre –et l’imprimé en général– de « figer » et partant de « tuer » la parole vive de la poésie, d’imposer un sens unique, celui de l’auteur ou de l’autrice, et ce faisant de faire obstacle au partage avec le public, à la créativité de qui souhaite s’approprier le travail poétique, à la possibilité de transférer la poésie de la tour d’ivoire à l’espace social. Ce rejet du livre, symbole d’un ordre littéraire et social jugé périmé, pousse la poésie vers la lecture publique, la performance, la fête, l’échange et, d’un point de vue plus technique, vers la parole, l’image, le son, le corps, la scène, les murs de la ville, le hic et nunc du spectacle vivant (ou diffusé en ligne, car l’écran est espace non moins public que la rue ou le comptoir). La poésie s’expose : elle sort de l’enceinte sacrée du livre et dans ce geste, elle rompt les chaînes de l’imprimé, elle retrouve la compagnie du public, se ressource dans la vraie vie ; bref elle se voit « dé-livrée ».
Pareille libération n’est plus à venir : elle a déjà eu lieu, la poésie « délivrée » fait désormais partie de la doxa littéraire. Or, comme toute autre forme de doxa, il est important de critiquer la nouvelle, en l’occurrence parce qu’elle fait exactement l’inverse de ce qu’elle promet. Certes, le public est autorisé à côtoyer les poètes, voire à les tutoyer et à leur offrir un verre. Mais il n’est pas certain que le passage du régime de l’imprimé aux multiples modes du hors-livre libère réellement le poème. Car le spectacle enferme aussi, et même doublement. D’une part, il propose, un peu à la manière de ces illustrations dont Flaubert ne voulait pas pour Madame Bovary, une interprétation exclusive qui joue au détriment de toutes les interprétations qu’un texte est susceptible d’engendrer. D’autre part, il enlève également la possibilité de s’approprier le poème de manière personnelle. Un poème lu à voix haute est un poème qu’on ne peut que suivre : linéairement, mot après mot, vers après vers, phrase après phrase, au rythme dicté par qui l’énonce, sans qu’il soit possible de marquer une pause, de reprendre le déjà lu, de commencer par la fin, de sauter par-dessus la barrière des vers, de comprendre avant de se perdre de nouveau, en un mot de relire et de relire encore, ce qui constitue l’essence même, non pas de toute poésie, mais au moins d’un grand nombre de poèmes. De plus, et du point de vue de l’écriture, l’appauvrissement n’est pas moindre : si la poésie est appelée à se tourner vers la performance, le risque est grand de voir disparaître les textes qui ne se prêtent guère à ce type d’exercice.
Il faut nuancer, je ne le sais que trop. La poésie hors-livre vaut autant que la poésie imprimée, la question n’est pas là. La lecture à voix haute d’un texte qu’on connaît déjà est souvent la chance de découvrir de nouvelles facettes d’un poème (mais n’oublions pas que la plupart du temps pareille lecture se vit sur le mode de la corvée ou de l’échec). L’important, ici et maintenant, est de ne pas abonder dans le sens de l’actuellement convenu et, pour le dire un peu crûment, de ne pas avoir peur d’enfermer certains poèmes sur la page et dans les livres qui leur garantissent leurs meilleures chances d’écoute et de survie.
Jan Baetens