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Où, et comment puis-je me sentir chez moi ? ( Jim Harrison )

Par Jmlire

Où, et comment puis-je me sentir chez moi ? ( Jim Harrison )

" Quand j'y pense, le monde s'est emparé de moi sans crier gare - physiquement, mentalement, spirituellement. L'idée qu'au quotidien le New York Times et All Things Considered nous disent tout ce qui arrive dans le monde, mais négligent d'inclure comment nous devons supporter ce flot d'informations révèle une fracture qui ne prête pas vraiment à rire. Si je n'avais pas appris à me consoler grâce à des activités on ne peut plus banales - la cuisine, la forêt, le désert -, mes perceptions et mes vices m'auraient très vite conduit à la folie ou à la mort. En fait, c'est ce qui a bien failli arriver.

Il faut comprendre d'emblée que le travail du poète ( comme celui de l'analyste) parodie souvent ses meilleures intentions. Les lignes qui suivent sont résolument " créationnistes" plutôt qu'éclairées, supportant comme elles le font le fardeau d'un esprit qui crée et prospère grâce à une surcharge de perceptions plutôt que grâce à un supposé talent pour tirer des conclusions. Par exemple, le souvenir d'une gifle furieuse sur la paume de sa main :

Elle préparait du pain et j'avais huit ans. j'ai dit que ce n'était pas moi qui avait mangé les sept barres chocolatées du garde-manger, même si les emballages étaient sous mon lit, , et que ce n'était pas moi qui avais fait exploser les œufs de poule contre le mur du silo. Expédié dans ma chambre, je suis sorti par la fenêtre en me jurant bien de ne jamais revenir, puis j'ai retrouvé Lila. On s'est allongés sur le pont de bois pour essayer de compter les poissons, mais ils bougeaient sans arrêt dans l'eau verte. Ma joue me brûlait là où ma mère m'avait giflé. Je me suis assis et j'ai regardé l'arrière du genou de Lila. Elle a dit "trente-trois" quand j'ai regardé sous l'ourlet de sa jupe bleue, là où sa petite culotte était coincée dans la raie des fesses. Lila se fichait que je sois borgne, car son père était mort à la guerre et peut-être qu'il avait pris une balle pile dans l'œil, me disait-elle. La fille qui m'avait crevé l'œil avait déménagé. Je suis rentré par la fenêtre juste avant d'être appelé pour dîner, une poche pleine de violettes destinées à ma mère, qui m'a demandé comment j'avais fait pour les cueillir dans ma chambre.

Autrement dit, quelle pagaille, mais il y a une dizaine d'années je ne me rappelais pas "tout", et mes nœuds mémoriels étaient d'infimes mines antipersonnel qui explosaient au moindre contact ou, plus exactement, à chaque rencontre, car ces menues déflagrations étaient souvent accidentelles et provoquaient toutes sortes de dégâts intimes.

C'est seulement peu à peu que j'ai compris que nos blessures sont beaucoup moins originales que nos guérisons. Il existe une grande similitude de nature dans le spectre des angoisses qui se manifestent et grandissent en nous et qui nous pousse à chercher de l'aide, que ce soit celle d'un analyste, d'un gourou, d'un roshi, d'un chaman, d'un pasteur, même d'un barman, ces experts en atténuation des symptômes. Dans la campagne septentrionale de ma jeunesse, la souffrance mentale était implicitement tautologique - omniprésente et passée sous silence -, un épreuve à supporter avec une virilité tranquille, l'un de ces aléas de la vie qui permettent de tester la force mythique des gens de la campagne ( voir Wisconsin Death Trip de Michel Lesy )

Le fond de l'affaire, comme on dit aujourd'hui, c'est que nous ne nous sentons plus à l'aise ni dans notre peau ni en dehors. il y a mille manières de déguiser cette évidence. Elle nourrit presque toute la littérature et l'art du modernisme et du post-modernisme, sans parler de ce verbiage incessant des manuels de bien-être et des rubriques des journaux. Rilke, ce grand maître du nomadisme ( il déménagea des centaines de fois ), a dit :

Chaque lente rotation de ce monde entraîne ses enfants déshérités

à qui ni ce qui a été, ni ce qui vient n'appartient.

L'aliénation, si omniprésente qu'elle en devient banale, infuse nos nuits et nos jours, nos glandes hyperactives productrices d'adrénaline hébétées de fatigue. Où, et comment puis-je me sentir chez moi ?...

Jim Harrison, extrait de " La recherche de l'authentique", Éditions Flammarion, 2021. Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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