Par Pierre Robert.
Au total, les options politiques et les valeurs qu’il défend font de lui un libéral, mais un libéral d’une espèce un peu curieuse puisqu’on a pu dire de lui qu’il a passé sa vie à aller à gauche en tenant des propos de droite et à droite en tenant des propos de gauche.
Quand en 1980, on lui demande s’il est le dernier libéral, il revendique son libéralisme mais répond :
Non. Aujourd’hui il y en a beaucoup qui me rejoignent. À la limite, je pourrais être à la mode.
C’est aussi en libéral que toute sa vie il s’est confronté aux auteurs du passé et s’est frotté la cervelle aux apports des grands esprits que furent Alexis de Tocqueville, Auguste Comte, Max Weber ou encore Karl Marx. Les concepts forgés par ce dernier ne sont pas pour lui des dogmes mais de simples outils d’analyse dont l’usage peut à l’occasion être fécond. Ce n’est pas Marx qu’il a condamné mais le marxisme-léninisme.
À ce sujet il dit :
J’aime le dialogue avec les grands esprits et c’est un goût que j’aime répandre parmi les étudiants. Je trouve que les étudiants ont besoin d’admirer et comme ils ne peuvent pas normalement admirer les professeurs parce que les professeurs sont des examinateurs ou parce qu’ils ne sont pas admirables, il faut qu’ils admirent les grands esprits et il faut que les professeurs soient précisément les interprètes des grands esprits pour les étudiants.
Aron reste un modèle pour les professeurs et les étudiants ainsi que pour tous ceux qui ont le goût de la réflexion.
La prise en compte de la complexité des choses
Quand on lui pose la question de savoir ce qui fait l’unité de son œuvre, il répond qu’elle est une réflexion sur le XXe siècle essayant d’éclairer tous les secteurs de la société moderne, c’est-à-dire l’économie, les relations sociales, les régimes politiques, les relations entre les nations et les dimensions idéologiques. Il ajoute que tout ce qu’il a fait est imparfait, que tout est esquissé mais que peut-être il y a une place pour les amateurs dans son genre. À une époque d’hyper spécialisation du savoir il est dommage que les amateurs dans son genre soient aussi rares.
Dans l’optique aronienne, toute prise de décision exige de mettre son coût au regard de ses avantages, ce qui est typiquement la manière de raisonner des économistes mais plus rarement celle des philosophes. Ne pas dresser un tel bilan le plus fidèlement possible sur la base des informations dont on dispose conduit inévitablement dans une impasse. La difficulté majeure de l’exercice est qu’on doit s’y livrer dans un contexte d’incertitude qui est inhérent à toutes les formes d’action.
On peut donc se tromper, l’important étant de ne pas persister dans l’erreur et de corriger le tir au fur et à mesure qu’on en sait davantage, ce que les dictatures sont incapables de faire. Cette approche se fonde sur une éthique de la responsabilité qui se réfère aux conséquences des décisions prises, et pas seulement aux valeurs qui les sous-tendent. Elle s’oppose à une éthique facile de la bonne conscience ou de la stigmatisation.
La manière de voir d’Aron est de fait un antidote face à une pensée politique moralisante qui stérilise l’action, qui n’analyse pas mais voit des victimes partout et dénonce sans trêve des responsables sans voir que c’est un jeu sans fin, tout le monde étant de son point de vue victime de tout le monde.
Les ambiguïtés d’une pensée complexe
Admirer l’homme et son œuvre n’empêche pas d’avoir conscience des ambiguïtés et des zones d’ombre de cette grande figure intellectuelle. Il a été un homme d’influence conseillant et suggérant mais laissant aux responsables politiques le soin de se salir les mains.
Dans La République Impériale, il écrit :
Jamais je n’aurais pu être le conseiller d’un président des États Unis, ordonner les bombardements au Vietnam et aller ensuite dormir pacifiquement.
Dans Le Spectateur Engagé il ajoute :
Je suis capable intellectuellement d’accepter, de comprendre ces nécessités, mais mon tempérament n’est pas exactement en accord avec mes idées, si j’ai le droit d’en parler. Voyez, je ne suis pas assez glacé.
C’est une forme d’ironie qu’on peut ne pas apprécier. Elle révèle une sorte de dédoublement, de faille, en tout cas de limite d’une personnalité par ailleurs si remarquable.
À ce propos un texte d’hommage signé d’un de ses élèves les plus singuliers est tout à fait éclairant :
« Personne n’a eu sur moi une plus grande influence intellectuelle que Raymond Aron. Il fut mon professeur lors de la dernière période de mes études universitaires. Il fut un critique bienveillant lorsque j’occupais des fonctions officielles. Son approbation m’encourageait, les critiques qu’il m’adressait parfois me freinaient. Et j’étais ému par la nature chaleureuse, affectueuse de ses sentiments, ainsi que par son inépuisable bonté ».
Il s’intitule « My Teacher ». Son auteur est Henry Kissinger, celui qui avec Nixon a ordonné les bombardements massifs de civils nord-vietnamiens. Dans le contexte de la guerre froide Aron a soutenu les positions américaines. Il les a expliquées à l’opinion sans les condamner. Là encore il a refusé les réprobations morales avec en arrière-plan la conviction qu’après tout, les Américains étaient moins coupables que les Français à l’époque de la guerre d’Indochine.
Cette position qui peut choquer est à resituer par rapport à sa conception de la politique dont tous les combats sont douteux, en particulier ceux de la politique étrangère qui est un exercice, dit-il, de « truand ou de gangster ».