Didier Daeninckx, 2019
" Dans cette maison il y a aussi Marie.
Elle venait d'Alsace, de Colmar, et ses frères avaient choisi l'Allemagne au moment de la Grande Guerre. Une famille de paysans, de petits commerçants. Je l'imaginais traversant la France dévastée, seule au milieu de la tourmente, tirant un cheval par la bride, avec derrière un chargement de meubles, de souvenirs sur la charrette... Le seul voyage d'une vie.
Avant Jojo elle travaillait comme blanchisseuse. Depuis elle ne sortait pour ainsi dire jamais de sa maison. Elle est partie à quatre-vingt-six ans, ignorant la mer. Juste le Comptoir Français, au bout de la rue, en face des terrains vagues. Elle y rencontrait la mère Gaillard dont le mari s'était fait virer d'EDF pour avoir trafiqué le compteur d'une électricité qu'il payait à prix réduit.
Elle ne se consacrait que peu à l'entretien des relations de voisinage : Jojo accaparait tout son temps. Elle voyait surtout la mère Rose qui flirtait avec les cent ans, dans son pavillon inachevé. À l'époque elle portait déjà sa tête de siècle et décorait ses rides de rouge, de bleu, de vert... Je la revois, tassée sur son siège, près de la croisée. Marie repasse ou essuie la vaisselle en bavardant. Il n'y a rien aux murs, pas une photo, pas un dessin, pas un tableau. Juste un calendrier des postes qui est punaisé à l'intérieur d'un placard.
Bizarrement dans le jardin, un rectangle de dix mètres sur quinze séparé par l'allée cimentée, c'est le contraire : pas un légume ne pousse ou, si par extraordinaire on s'y essaie, c'est le désastre... Des roses, des soleils, des marguerites, du lilas, du muguet, des cerises, des fraises, des pêches et ces fleurs inattendues, un été, par dizaines, et que Danièle identifia, un jour, sur un livre : DANGER PAVOTS.
Marie règne également sur une partie de la buanderie, une sorte d'appentis appuyé au mur du voisin et qui abrite une machine curieuse, un demi-tonneau monté sur pieds dans lequel battent trois pales de bois agitées par un moteur électrique posé sur des ferrures qui rendent les pieds solidaires.
Marie y enfourne des quantités de draps, de vêtements sur lesquels elle déverse par bassines l'eau qui bout sur un brûleur à butane.
Elle veille aussi sur la réserve de charbon ( qu'elle appelle carbi ) et qu'elle reconstitue chaque été.
Derrière l'autre mur mitoyen, celui qu'on aperçoit sur la photo, habite la mère Paul, une veuve entourée d'une demi-douzaine de gosses. Elle vend les journaux au porte-à-porte, à vélo, dans tout le quartier du Globe et jusqu'à la Mutuelle. Quelquefois elle nous prête les invendus. Le dimanche c'est un homme qui passe en chantant dans les rues. Le chien le connaît et le laisse traverser le jardin. Ferdinand discute avec lui et lui prend L' Humanité et le Journal d'Aubervilliers.
Le soir, en attendant que Jojo s'endorme, Marie se fait des frayeurs en feuilletant Détective. Un rideau nous sépare et je l'entends tourner les pages. Avant d'appuyer sur la poire électrique qui se balance devant la tête de lit, elle vient, l'hiver, vérifier le tirage du Godin qui chauffe ma chambre. En partant elle se penche, m'embrasse et me souffle :
- Alors, tu dors mec !...
Didier Daeninckx, extrait de "Quartier du Globe", tiré du recueil de nouvelles " Main courante et Autres lieux" Folio 2013.